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Obsession Balnéaire B.


                      GRIMACE. Félix Baldacci va contre le vent, silhouette perdue sur la plage. Il est venu ici par nécessité. Ce n'est pas qu'il aime l'endroit : il s'y perd.
On l'a un peu forcé. Des années auparavant, il écrivait un livre prenant pour cadre le front de mer, cette station balnéaire. Le livre était inutile. Néanmoins, il plut. Parce qu'imprudemment il avait évoqué la possibilité d'autres volets de cette histoire, on voulut qu'il rédige les deux autres versants de la trilogie dite "des Sables Dorés". Il est donc revenu.
Aussitôt il a réalisé la fatalité. Son retour n'est pas une nouvelle écriture. C'est plutôt la sensation d'un naufrage. - Ce n'est pas le sien. Celui des rêves. Celui d'anciens amis enlisés dans leur néant.
Diffus à l' approche, son sentiment de peur s' est clarifié à l'arrivée.
Tout de suite, il l'a compris : un deuil se préparait.

           Pour le moment, il erre sur ce sable à marée basse. "Sables Dorés".
La prétention du nom l'avait intrigué- jusqu'à tenter un petit récit. Le titre : L'Arpenteur perdu.
En somme, une bêtise autobiographique. Stupidement, il avait cherché à se dissimuler sous les traits d'un personnage repris de son ami Stéphane Erlanger. Vain bricolage. Derrière la démence de cet arpenteur jeté sur chemins et routes, interrogeant la destinée du monde dans la largeur des chaussées... il n'avait dépeint qu'un des masques de l'échec.
Stéphane n'avait rien dit. A juste titre, il ne s'y reconnaissait pas. L'idée paraissait encore trop floue pour y deviner une source vivante, quelqu'un parmi leurs proches. Rien ne s'était encore révélé.
Grâce à la poésie ambiante, la chose avait eu son petit effet. Il se cherchait. Là, il crut trouver sa voie. Il comprit l'illusion, plus tard.
Quelle erreur de revenir en ces lieux! La confrontation face au malentendu.
Peut-être est-ce bénéfique. Trop incertain sur lui- même, sur autrui, il ne voudrait pas trancher.
Félix Baldacci laisse le sable humide maculer ses chaussures. Indifférent, il avance. Par réflexe. Que faut-il observer? La baie est large, fermée entre deux falaises de granit. Cela ressemble à une échappatoire que comprimeraient des machoires métalliques. Une apparence si aimée de lui : métaphore sinistre d'une existence dédiée aux faux- semblants.
Fatigué, il s'arrête, seul obstacle longiligne dans un monde d' horizontalités.


        - J' ai décidé de n'écrire ni UNE ERRANCE, ni LE REVE D'UN FOSSOYEUR.
Sa voix, pourtant calme, a paru une déclaration de colère. Face à lui, le complice Stéphane mais aussi les insipides Adrien Bédot et Gabriel Boitard échappent d'une certitude pour entrer dans l'étonnement.
Persuadés que le retour de Félix signifiait la conclusion d'une triple histoire, ils ne pouvaient entendre ce subit reniement. Gabriel laissa sa fielleuse bouche béer, accentuant ainsi le menton fuyant, les yeux ovins, tout le portrait ridicule. Adrien afficha sa niaise outrecuidance.
-De tout' manière, c'aurait été nul...
Félix abandonna le sourire qu'il voulait conserver, pour l'ennui. Plutôt que le soulagement prévu, c'était un vague désespoir qui l' animait. Que peuvent-ils se confier? Ces individus n'écoutent pas. Ils jugent.
Ils retournent à leurs petites envies.  Sa sensation actuelle : il se sent séparé de Gabriel, d'Adrien par un monde de volonté, de projets à mettre en oeuvre tant bien que mal.
Avec le décor de cet ex commerce malaisément aménagé en villa balnéaire, règne désormais un grand silence.
Malaise  très perceptible... Sans trop de générosité, l'on se regarde. Quelques banalités sont prononcées. Fidèle à lui- même, Adrien suinte une pique malveillante :" t'as pas voulu m'écouter, moi j' avais une idée géniale. Moi..."
Félix ne réagit aucunement. La discussion tient de l'impossible. L'autre ne  cherchera qu'à se valoriser. Adrien ne sait pas l'amitié attentive. Il ne connait que sa prétention vaseuse. Soudain, Félix se sent empli de  dégoût pour cet individu irresponsable, dont le seul talent a toujours été de trahir par envie ses amis.
Stéphane le sent.
- Félix, t' ai je déjà montré la crique aux mouettes?
Comment être dupe? Il sait parfaitement qu'il n'y a pas de crique aux mouettes. La diplomatie de Stéphane a seulement permis de reporter, d' atténuer un accrochage imminent.


          Sur la station balnéaire, le vent est retombé. Comme ils n'ont pas besoin de mots, par un accord tacite, ils marchent l'un à côté de l'autre, d'un pas presque jumeau.    
Un silence d'hiver plane. Cette ville semble vide, toujours vide. Puisque ce n'est pas vraiment une ville.
Dans les années 1920, un rêveur fortuné débarqua sur une vaste plage, aux dunes encombrées de buissons touffus, épineux. Le fantasque personnage baptisa le tout "Les Sables Dorés". Il éprouva le désir impérieux d'y construire une cité, une vraie, avec ses murailles et toits. Sa vision exigeait un casino, une église, des hôtels, des villas, des enfants jouant sur la plage enchanteresse_ sous l'oeil attentif de mères aux sévères costumes.
Ce fantaisiste savait se donner les moyens de son fantasme : bulldozers, ouvriers et bêches crurent polir la nature revêche, bientôt s'élevèrent villas et commerces aux façades plaisantes, bucolique...
La Crise de 1929 interrompit le rêve.
La ville commencée n'a jamais été achevée. Peu à peu, les chantiers laissés en l'état promirent les bâtiments ébauchés à la ruine future.
Stéphane et Félix marchaient parmi les vestiges bien réels de ce rêve fracassé.
Atmosphère bizarre. Un petit air de tombe jamais refermée. Félix en avait nourri une fascination douteuse. Cette ville inachevée, quasiment désertée, ce songe balnéaire aux pylones de béton Art Déco égarés AU SEIN DES SABLES VORACES, bétons nus, comme tremblant de la morsure prochaine de la mer hostile...
Vraiment, cela pouvait tenter un aspirant écrivain. Sans doute Stéphane avait-il eu raison de lui faire découvrir cet endroit improbable. Se doutait-il que son ami s'y noierait en âme?
Il avait essayé de créer. Toutefois, malgré des passages répétés, il n'était pas parvenu à un résultat signifiant. Félix se sentait plus troublé qu'inspiré par "Les Sables Dorés".
Pour Stéphane, c'était différent. Il y vivait. Eprouver la poésie locale s'avérait superflu pour lui : le fait de vivre  dans cette surréalité désincarnée marquait son existence seule _ et son rôle n'était pas d'écrire.
Stéphane préférait la vie, rassembler des amis.
Même les amis félons, même ceux qui trahissaient leurs espoirs d'enfance_ et sali leur fraternité persistante.
Quel petit monde... En vérité, Félix ne savait pas trop comment réagir vis à vis de Stéphane. Certes, il appréciait sa tentative de les réunir à nouveau, après tant d'années... Mais il lui en voulait inconsciemment de cette rencontre détestable.
Stéphane le connaissait depuis trop longtemps pour être dupe. Son front dégagé trahissait un souci irrémédiable, assez impuissant devant le malaise de l'ami acculé contre de vieux démons.
Aussi continuèrent-ils leur muette randonnée; hasardeuse réunion de deux têtes émergeant de corps mécaniques, à la démarche saccadée.
Voici qui donnait une marche spectrale entre les parois flétries de villas borgnes, au charme défraichi, dont les fenêtres devenaient assassines de curiosité inassouvie.
S'ils ne s'étaient pas soutenus mutuellement, le décor les eût englouti.
Par pure malveillance d'un peu de vie parmi les cadavres.

 

            Ailleurs, à l'ombre d'une autre minérale falaise, Adrien Bédot harcelait un sable moins diaphane que celui foulé par Stéphane et Félix.  La plage élue d'Adrien tenait du mausolée caché, les nombreux buissons enterrant la place à tout regard épris de luminosité. Bédot se complaisait à remuer les surfaces les plus poisseusses.
Il ycreusait ses trous. Il était un fossoyeur de l'art. Tout devait être enterré. Alors il creusait.
La pelle s'usait de son geste obsessionnel.
Au dessus de lui, le sable volait. Naturellement, puisqu'il s'y prenait mal, la plupart retombait sur lui.
Après, ne restait plus qu'une fosse maladroite, à peine régulière.
Le soir, la mer recouvrait tout. Le lendemain, il recommençait. Et caetera.
Lorsque son trou était achevé, Bédot débitait sa poésie en litanie gluante.
Ainsi, dans la sérénité d'une étendue sableuse, en quelque anse ignorée, il ululait des "connasse en rut, reçois mon foutre oratoire!" ou "ta chair putréfiée, mamellifère-mortifère sera vomie dans la puissance de mon verbe!" ou "vous écouterez, soumis, la masturbation du grand, immense, unique poète universel!!" ou "Peuple de Larbins, valets constipés de l'impérialisme, courbe l'échine, incline-toi devant ma bite si  énorme d'inspiration!"
Et caetera.
Longtemps, il beuglait; longtemps il écorchait la langue de criailleries qu'il croyait inspirées et qui n'étaient que désespérées.
Le rite achevé, Bédot se vautrait dans sa fosse, se désarticulait tout entier, par hystérie.
Puis il se couvrait la face de sable, grognait, mâchait les minuscules cristaux de mer.
Ceci fait, il ne savait plus quoi faire.
Alors il revenait, silhouette penaude courant à travers la lande, espèce de gros animal hirsute craignant d'être surpris.
Ses amis savaient et pardonnaient son étrange religion.
Par amitié aveugle, on s'abstenait de tout commentaire. De toute façon, Bédot aurait glapi à la moindre phrase où il n'aurait pas assez senti l'admiration inconditionnelle qu'il exigeait dans son délire fanatique.
En fait, il ne voulait pas des amis mais des larbins. Et, de jour en jour, sentant leur patience décroitre, il devenait de plus en plus insupportable, mesquin : il attendait une vénération totale et impossible.
Trop les séparait.
 Stéphane, Félix, d'autres, avaient d'abord cru qu'il comprendrait que des amis ne peuvent être les serviteurs de son odieux fantasme. Or, ils avaient dû se résigner : Adrien Bédot sombrait irrémédiablement dans sa fantasmagorie désagréable.
Adrien Bédot se croyait inspiré. Il n'était que grotesque. Il disait incarner la rebellion poétique pure. Il figurait plutôt le symbole de la niaiserie pure.
S'il n'avait été leur ami, ils auraient ri de lui. Ne leur restait plus que la consternation de le voir persuadé de son génie, s'inquiétant également de le voir se renfermer dans sa névrose.
Avec cela, Bédot arrivait à l'inconscience absolue. Voulant être le seul talentueux, il crachait même sur ses meilleurs amis, ne supportant pas l'idée qu'ils puissent être aussi doués que lui. Rapidement, son contact devenait répugnant : il ne vous parlait pas, il vous insultait_ lançant des "Ah, parce que tu sais écrire?" à l'auteur d'une pièce, ou "ta poésie a fait des progrès dans sa nullité, crois-en le poète et fais comme ceci."
Pour tous, Adrien Bédot ne pouvait offrir que rancoeur putréfiée, rage stupide, débilité satisfaite.
C'était un enfant, un enfant pourri.
Discrètement, on en était arrivé à se dérober lorsqu'il voulait lire sa poésie d'analphabète orgueilleux.
Triste d'en finir à ce point. Pourtant, un fonds d'amitié subsistait. Malgré tout Adrien avait bon fonds. Sous la fange envieuse, un coeur généreux existait encore.
Cet artiste raté aurait pu être un trésor d'humanité s'il avait écouté sa sensibilité plus que sa vanité.


             PERDUS en eux- mêmes, possédés de sombres réflexions, Stéphane et Félix avaient balayé toute la côte, jusqu'à se retrouver au menaçant pic de la Chapelle.
Dans les années 1950, un cinéaste romantique utilisa l'endroit pour y tourner les premiers amours d'un jeune couple. Comment était-il parvenu à transformer le sinistre rocher de la Chapelle en un lieu enchanteur?
Mystère. Seule, perchée sur un récif, la Chapelle semblait un catafalque mortuaire, un tombeau de granite narguant l'océan,  un caveau funèbre dressé contre les eaux mugissantes.
Celui qui avait élevé ce monument aberrant tenait à ce que les marins disparus aient leur Rédemption.
Son orgueil fut décapité : une nuit, une vengeresse tempête broya la croix chrétienne sommant la carcérale Chapelle. Les marins décomposés, dévorés par les crabes... se virent privés du Christ. Et LES NYMPHES dans les profondeurs océanes ricanérent.
Félix s'inquiétait de cette Chapelle hardiment posée sur un roc égaré au milieu de l'eau hostile, après une jetée de rocailles déchiquetées.
A la faveur de l'empire nocturne, les nymphes marines devaient grignoter le rocher obstiné.   
Sans doute ces êtres paiens ne supportaient pas la morsure de ce christianisme étranger à cette barbare contrée. Impatientes, les nymphes rongeaient, rongeaient le roc, attendant le jour triomphateur où la Chapelle pousserait un cri de détresse avant de s'abîmer dans les flots hargneux.
Le jour, les hommes venaient: les nymphes se cachaient alors dans quelque caverne sous-marine inexpugnable, et ordonnaient aux crabes de prendre la relève. Dociles, les crustacés obéissaient. Et, jusque sous les yeux des chrétiens inconscients, ces écarlates animaux poursuivaient l'oeuvre de sape entreprise voici des siècles.
Félix Baldacci se plaisait à imaginer ces crabes indifférents aux processions aventureuses.
Sur cette jetée déchiquetée, sans cesse menacée par la marée, un curé bringuebalant, étole au vent, des enfants de choeur aux cierges instables, glissant sur le varech, les dévots maintenant avec une peine incroyable le crucifix et la relique à peu près stables, alors qu'ils ne cessaient de déraper sur les galets visqueux...
Le CHRIST  descendait et montait dans un admirable mouvement chaloupé.  
Tant il craignait de se fracasser la jambe entre deux pierres sournoises, le curé en avalait son latin. Félix aurait voulu écrire cela en son livre. Mais il délirait. Peut-être n'y avait il jamais eude procession ni de reliquaire instable en ce lieu improbable.
Fantasme de créateur d'images. Description pour la description.
Qu'y avait-il ici? Des rochers, une ambiance en gris-vert, un bras joignant la terre et la mer, une chapelle telle une proue religieuse harcelant les récifs hostiles, l'océan belliqueux.
_ Viens voir, il y a des moules par là.
Stéphane ne perdait pas le nord. Il faudrait bien manger, ce soir. Tout poètes, écrivains qu'il sont, la loi du ventre compte également. Adrien et Gabriel étant trop paresseux ou avares pour songer à l'approvisionnement général, il fallait bien s'en occuper.
Patiemment, le duo battu par le vent commença par guetter de quoi se nourrir. Quelque part, ils revenaient un peu aux temps incertains où l'homme se consacrait exclusivement à sa survie. Ils le faisaient avec une maladresse comique.
Bientôt, la nuit apparut. Les poches et sacs chargés de mollusques, Félix se surprit à vouloir rester, se blottir à l'ombre de la Chapelle, guetter àla pâleur lunaire le retour des nymphes.
Non, il fallait qu'il pense à autre chose.
Les nymphes ne viendraient sans doute jamais.


           Gabriel n'a pas tiré la chasse d'eau.
Il est le genre à penser qu'on le fera après lui. Stéphane sent son agacement croître envers son hôte sans gêne.
Jadis, Stéphane s'était choisi cette ville de carton pâte, ce décor d'opéra inachevé, comme retraite.
Parce qu'il n'était pas exactement un ermite, il ne s'opposa pas au rassemblement de quelques amis dans cette villa trop vaste. Au début, le site des Sables Dorés avait été une thébaide dynamique, où de nombreux projets avaient germé. Or, ces idées connurent souvent le désaveu des autres petits aspirants artistes.
Jamais réalisé le film qu'ils devaient créer tous. Quant à leur festival de théâtre des rues dorées...
Le carnaval s'était mué en duel de western, avec les longs manteaux volant au vent, battant contre le sable des dunes mouvantes.
Cliché. Les rêves s'évanouissent.
Adrien Bédot était resté. Parce qu'il n'avait pas d'ailleurs où se rendre.
Stéphane n'avait pas émis d'objection, la villa étant grande. Pourtant il préférait ne pas avoir à le croiser. Ce qui le gênait vraiment, c'était les séjours réguliers de Gabriel : il venait, il causait beaucoup, critiquait surtout beaucoup, proférait des avis supérieurs et emmerdait beaucoup. Gabriel entassait les sentences et demeurait stérile, toute créativité le fuyait.
Après tout, il s'en moquait. Que Gabriel soit un impuissant d'art, certes.
Mais qu'il fasse obstruction aux projets d'autrui... Voici ce que Stéphane ne pouvait tolérer.
Même, il s'étonnait de ce que Félix ne s'insurge pas contre ce parasite destructeur de leurs projets, contre ce sceptique si habile à ravager les entreprises d'autrui_ avec science, conviction nihiliste, sans l'ombre apparente d'une malveillance caractérisée.
En vérité, Félix considérait qu'il était inutile d'opposer à ces follicules toute énergie justificatrice. C'eût été leur laisser prise.
_Putain, Gabriel, t'aurais pu tirer la chasse, c'est dégueulasse!
_Pourquoi donc? Le spectacle de mes excréments offre une méditation sur le caractère passager de toutes choses, et c'est une nécessité car de cette lucidité naît une perception supérieure, dégagée de l'essence prosaique, et donc plus proche de la vraie nature de l'Art...
Et caetera. Gabriel excellait à ce verbiage creux, s'éblouissant lui-même.
Cette fois- ci, ce fut Félix qui prévint Stéphane d'un éclat superflu. Félix lui mit la main sur le bras, l'air de dire  " laisse tomber".


          La cuisine faite, à la nuit profonde, le repas fut silencieux.
Adrien mâchait interminablement, avec l'air concentré du boeuf. Gabriel affectait l'air méditatif du sage_ ce qui faisait ressortir son ventre, malaisément dissimulé sous une coquette, large chrmise blanche. Quant à Stéphane Erlanger et Félix Baldacci, ils mangeaient peu, assez emplis de nausée pour ces faux amis.
Amer, Félix observait quel fabuleux quatuor de ratés ils formaient. Désormais, si l'amitié n'était pas tout à fait morte, elle semblait éteinte.
Plus que le sans-gêne prétentieux de Gabriel, plus que le délire creux d'Adrien, plus que l'apathie résignée de l'existence de Stéphane, ce qui éveillait son trouble, c'était de constater à quel point la vie s'était acharnée à les séparer dans leurs genèses réciproques... tout en perpétuant entre eux une fascination malsaine qu'ils nommaient amitié.
Soudain, Félix réalisa clairement la sagesse d'un Alexis Fédorov ou d'un Antoine Devers de s'être éloignés de ce cénacle prenant une ville inachevée pour centre.
Ils n'avaient plus rien à se dire, et ils continuaient à se réunir autour d'une table.
Pathétique. Naturellement, Félix s'efforça de songer aux autres relations qu'il avait nouées, ces autres connaissances parmi lesquelles il s'était vraiment épanoui. Mis à part Stéphane, ce quatuor devenait sa corde au col.
_ Regardez ce verre, comme son scintillement à la lumière néontique vire vers tout un univers qui serait un jour un roman...
D'un regard morne, il se fixa sur Gabriel. Peut-être le bonheur de ce dernier était-il de donner une importance à ses banalités, à continuer l'illusion qu'à une date prochaine il saurait coucher sur le papier ses impressions. Pourquoi pas? Si cela l'aidait à vivre.
Qu'ils soient mal engagés dans leur volonté d'art ne lui semblait pas le plus gênant : Félix pressentait que çà vient d'ailleurs. Leur vie plus exactement.
Périodiquement, le sort les ramenait à cette table fatidique, où ils se confrontaient mutuellement.
En fait, ils se bridaient mutuellement, acharnés à refermer leur cercle, tandis qu'ils devraient provoquer d'autres rencontres.
Par exemple cette vie fermée aux femmes... Ils paraissaient des adolescents prépubères ressassant leurs obsessions. Sans doute Valérie était-elle passée dans la vie de Stéphane, mais elle quitta vite son horizon aux mêmes éternels nuages et vagues.
Quant à lui, il y avait eu Sylvia, puis Elise, maintenant enceinte d'un autre.
Les Sables Dorés se révélaient trop un abri douillet quoique carcéral, un lieu où éviter la confrontation avec le monde, ses libertés, ses chaleureuses douleurs.
Sans possibilité de retour, Félix saisit combien ce nouveau séjour ici tenait du fourvoiement.
Pourquoi n'était-il pas resté à Amsterdam, avec ses livres et aussi les rencontres bizarres de cette ville brumeuse, trompeuse?
Les Sables Dorés avaient pour eux la plage quelquefois brillamment ensoleillée, la mer, les barques de pêche... et la putréfaction humaine.
Une place au charme funèbre.
_Ton verre est un produit haissable, parce que nécessaire, du capitalisme.
Avec plusieurs minutes de retard, Adrien réagissait à la réplique solitaire de son condisciple en vacuité.
Pris d'une hilarité iirépressible, Félix se leva et mima les claquettes espagnoles d'un flamenco de caprice.
On se divertit comme on peut, lorsque les imbéciles tiennent à fossiliser la vie. Amusé, Stéphane battit une mesure de casserole sonore.
Il yeut un mouvement d'incompréhension; Gabriel et Adrien n'eurent pas le réflexe dépréciatif automatique.
_Puisque je suis une mauvaise "danseuse", c'est tout ce que vous aurez.

 

              L'hôtel affiche "faillite pour cause de chute".
Un hiver, l'avant dernier selon Stéphane, le toit s'est effondré. La façâde est restée. La nuit, la mer se voit à travers les fenêtres béantes. Amusant. Macabre.
Puisqu'ils cherchaient à fuir les caricatures, Stéphane et Félix ont décidé de partir loin. Ils marcheront jusqu'à l'essoufflement final. Leurs manteaux apparaissent désarticulés dans le vide balnéaire.
_ Sais-tu ce que deviens Sylvia?
Félix hésite à répondre. Après tout...
_Je l'ai perdue de vue.
_Dommage. Je l'aimais bien.
_Moi aussi.
   Je m'était promis d'écrire sa présence angélique dans ce désert de ville évanouie. La vie nous a séparé, j'ai    dû oublier son sourire.
_Tu n'es pas trop seul au moins?
Félix sourit.
_Ne t'inquiète pas pour moi : une autre demoiselle est apparue alors que je voulais me consacrer à mon   dernier bouquin... Et elle a vaincu le livre. Provisoirement. Maintenant, nous menons une bataille à trois.
  Heureusement pour mon intimité, je crois que le livre aura la défaite...
Stéphane acquiesça. Soucieux, Félix l'observa à la dérobée.
_Mais, et toi? (sans lui laisser le temps de répondre) Tu sais que tu m'inquiètes, seul dans ce mausolée, seul avec cet hurluberlu d'Adrien...
_Oh, tu comprends... J'en ai vu d'autres.
Et il voulut rassurer l'ami préoccuppé, par un rajout :
_Tu me connais, hors de question de me laisser abattre. Malgré mes doutes...
Voici d'ultimes mots révélateurs.
Par discrétion, mieux valait ne pas chercher à en savoir plus. Chacun devait respecter le jardin secret, conçu pour se dévoiler avec parcimonie.
Comme ils ressentaient le besoin de beaucoup évacuer de petites misères, ils tinrent leur promesse : marcher longtemps.
Félix put constater que la Chapelle tenait toujours au garde à vous. Rocher toujours aussi aride, mer encore active et beuglante de défrelante envie. Une Chapelle échouée sur un maritime pic...
_ Adrien a-t-il terminé l'illustration pour la cuverture de ta pièce?
_ Non. Je doute qu'il l'achève pour l'apocalypse. Il faut dire que je ne mets pas une énorme bonne volonté à        lui demander des nouvelles.
De nouveau ils se turent, ne voulant pas tomber dans la rancoeur. Actuellement, ils suivaient la file des cabines de plage, d'abord celles en béton, construites aux premiers temps dela station, véritables cellules minérales (monacales?) , cénotaphes balnéaires.
Puis, ils dépassèrent celles en bois, cabines plus récentes _ et déjà pourries.
Tout pourrissait, aux Sables Dorés.
Jusqu'à l'atmosphère.
Ce qui décida Félix.
_ Stéphane...
_ Ne dis rien. Tu vas partir, n'est-ce pas?
_ Exactement. Ne le prends...
_ Je sais. Tu as raison.
Voilà. C'est étrange comme tout peut se précipiter.
Ensemble, ils se dirigèrent vers la maison. Ce n'était pas encore pour faire des bagages. Ils passèrent simplement prendre un cerf-volant. Un plaisir simple. Celui d'une enfance volée. Celui qu'ils redécouvrirent plus tard, ici, aux Sables Dorés, celui où ils se photographièrent à courir après le vent, à se débattre dans les ficelles, à danser, tomber, rire.
Pour une dernière fois ils s'exercèrent à jouer contre le zéphyr, emplis de la joie puérile, inimitable, de lancer un carré d'étoffe en l'air.
Stéphane fit des figures savantes. Félix s'émerveilla. Ensuite, moins adroit, il suppléa à son manque de pratique en dansant avec le cerf-volant quelque chose comme une valse, un tango, un charleston, un rock ou un lancer de discobole tout à la fois...
Nul n'était besoin de mots. C'était le dernier partage avant des années, peut-être.


               La villa luisait sous les feux sanglants du soleil agonisant. Ils ne prirent pas garde au crépuscule.
Immédiatement, Félix fit sa modeste valise d'errant continuel. Ce sous le regard interloqué de Gabriel et Adrien, qui ne comprenaient rien.
Stéphane les attendait en bas, dans le salon. Félix descendit l'escalier, suivi des deux quidam. C'est dans son dos qu'ils lui adressèrent donc la parole.
_ Tu t-en vas?
_ Effectivement.
_ Pourquoi? Notre compagnie ne plait pas à monseigneur?
_ Effectivement.
Ils ricanèrent.
_ Ce n'est pas bien de nous lâcher.
_ Qui abandonne qui? Votre mesquinerie est seule responsable de ce que vos amis se détournent de vous.    N'abusez pas de la générosité de Stéphane, il est le dernier.
Stéphane ouvrit la porte lorsqu'ils entrèrent dans la pièce. Son visage arborait sa calme tristesse qu'on lui connaissait depuis toujours.
Posant son bagage, Félix se retourna vers Adrien et Gabriel, restés à l'entrée du salon.
_ Adrien, tu es un con prétentieux.
    Réveille-toi avant le naufrage complet. Souviens-toi de tes proches.
L'autre voulut jacasser_ mais Félix ne le regardait déjà plus.
_ Gabriel, tu es un con tout court.
    Tout ce dont tu es capable, c'est de rire des amis, de bafouer leur effort et leur amitié. Je te plains.
Plus endurci, Gabriel allait déverser son torrent de rhétorique puante. Un geste sec, définitif, l'arrêta.
Il ne polluerait pas ces adieux, Félix ne l'accepterait en rien.
Adrien eut quand même un geste, oubliant pour une fois sa prétention égoiste.
_ Que vas-tu faire?
Félix ne s'étonna pas. Il devait répondre.
_ Moi? Je vais retrouver quelqu'un.
_ Indiscret, va...D'abord une amie... et aussi moi-même. Il est temps de suivre mon chemin.
Tout prit une allure de mélancolie.
Après l'hostilité ne restait pus que le sentiment d'un gaspillage, la conscience pénible de s'être manqués, blessés, de ne plus pouvoir se sentir proches.
C'était le moment de terminer.
_ Stéphane, à un de ces jours... Peut-être à Amsterdam... ou ailleurs...
En se serrant la main, ils eurent_ unique fois_ un identique sourire triste.
           Alors, saississant sa valise, Félix passa vivement le seuil . Derrière lui, en partant, il ne referma pas entièrement la porte.
Il voulait la laisser entrouverte.

Fabien BELLAT
Arromanches, 2 juin 2002

 

 

 

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Menace sur la station Lénine

 (Chapitre III)

    Dehors, narguant le vide stellaire, rouge, aussi rouge qu'il le faut, le portrait du grand précurseur Vladimir Illitch Oulianov, Lénine.
Oui, dehors les étoiles brillaient, aussi lumineuses que les Soviets.
Seule leur teinte ne se montrait pas à la hauteur de l'inégalable symbole.
Le camarade Pavel Joltovski aimait les étoiles. Elles lui rappelaient les soirs de sa jeunesse dans l'Oural, lorsqu'il revenait au clair de lune, d'un discours inspiré du camarade Brodski.
Les yeux tournés vers le ciel - vers l'avenir -  il regardait la lune. Quel astre extraodinaire. C'était le temps où Héros glorieux de l'Union et mesquins impérialistes luttaient dessus, pour la maîtrise de l'espace.
Les impérialistes se battaient pour leur égoïsme économique et petit-bourgeois. Eux, animés de l'Idéal, combattaient pour que la galaxie soit restituée au peuple ; que les ouvriers qui travaillaient dans les usines spatiales reçoivent le fruit de leur juste et socialiste sueur.

    Pavel se souvenait combien alors il était impatient de rejoindre ses téméraires et fraternels camarades de la GAUR !
Son beau rêve était de prendre part à l'épique Grande Armée Universelle Rouge, pour participer à l'éradication du fléau capitaliste menaçant jusque de s'emparer des étoiles du peuple.
Staline merci, ces éléments bourgeois-démocrates pleins de fiel ont été défaits et voilà que Pavel travaille comme électricien sur les bases stellaires.
Une vague mélancolie l'animait.
Il y a tant encore d'impérialistes plus ou moins hypocrites, plus ou moins insolents à démasquer ! Par moments, l'ampleur de la tâche l'effrayait.
Mais regarder le vraiment réaliste et lyrique portrait de Lénine, dehors, parmi les étoiles, le rassénérait. Ce simulacre écarlate ravivait son inébranlable dévouement aux siens et au Parti.
Il faut dire que l'inégalable Petit Père des Planètes, rien moins que Sergueï Mordvinov avait dépêché son meilleur peintre, le camarade Constantin Schtioussev pour mettre sous les yeux des braves de la GAUR la figure du grand initiateur, pour que vive toujours en eux le sens de l'émulation soviétique.
C'était un grand geste, vraiment digne de l'exaltation soviétique. Le peuple pouvait être fier d'avoir Mordvinov pour camarade ultime. Qu'il en soit loué.
Pavel se pencha sur les grandes turbines du rétropropulseur atomique à froid de la station. Un conduit défaillait. Etant donné l'excellence de la technologie soviétique, c'était impossible.
Forcément un sabotage.Un saboteur se trouvait parmi eux. Les impérialistes sont partout. Il faut les déceler jusque dans le poison qu'ils versent insidieusement en nos coeurs intègres. Pavel avait peur, non pour lui-même, en bon soviétique qu'il est, mais pour son assistant : Ivan Granine.
Ivan avait toujours l'air de fouiner. Sur son visage, il portait le stigmate du complot. Personne n'avait confiance en lui. Ses paroles sentaient toujours le faux-semblant. On décelait immédiatement son manque de conviction lorsqu'il évoquait l'édification soviétique. On ne l'avait jamais entendu dire quelque chose de favorable sur leur guide à tous, Mordvinov.
    Toutefois, Pavel n'avait jamais eu à se plaindre d'Ivan. Celui-ci faisait son travail. Il ne pouvait pas dire qu'il appréciait vraiment, mais son asocialisme l'émouvait malgré lui. Il prenait presque en pitié ce camarade pour l'incertitude de sa foi dans la GAUR, dans l'URSS, dans les lendemains, dans le Parti, dans l'émancipation spatiale, dans Mordvinov...en tout.
Aussi, connaissant parfaitement les faiblesses de Granine, il les tolérait, se taisait - justement parce qu'Ivan prenait de ne rien faire de condamnable. Pavel savait qu'il ne devrait pas. Il gardait à l'esprit la Vérité de Mordvinov : "Chaque camarade loyal, selon ses capacités et au-delà, n'est une pierre de plus dans la construction du Grand Soviet Universel que s'il est loyal."
Pavel ne l'oublait jamais.
Aussi Ivan Granine était-il l'épine meurtrissant sa loyauté.
Sans un mot, il répara la dysfonction. Le moteur auxiliaire, conçu pour alimenter les divers circuits du vaisseau, seulement comme appoint, apparaissait comme difficile d'accès. On avait conçu ce modèle dès les premiers temps héroïques de l'émancipation spatiale. Parce que les ingénieurs du peuple seuls détenaient l'intuition du fonctionnel et du moderne - à l'inverse des technocrates impérialistes, valets du faux progrès confisquant au peuple ses prérogatives et continuateurs d'un ordre féodal et pré-Marxiste - cette technologie était encore valable, trois siècles après sa conception.
La technologie du peuple est la seule acceptable.
Pavel sourit. Opération de maintenance terminée. Précautionneusement, il referma le couvercle d'inox.
Il sentit une présence.

Il n’eut pas à se retourner. Son instinct l’avertissait déjà. Surtout que ses sens étaient démultipliés par le capteur sub-organique greffé en lui dès sa plus tendre enfance par les services de la Guépéou pédobiologique.
-Bon Djerzinski, camarade Guerassimova.
Et, se tournant, il trahit l’expression de surprise délicate sur le visage de la charmante Nadia.
-Mais, comment…
-Camarade, vous oubliez mon capteur.
Elle soupira, faisant tinter ses étoiles de vermeil sur sa poitrine. Doux, éloquent tintement.
-Ah oui. Vous faites partie des camarades modifiés par le Parti.
Pour désamorcer le malaise qui ne doit pas exister entre camarades, Pavel haussa les épaules –avec une mimique comique.
Cela décida Nadia Guerassimova.
-Est-ce vrai que cet engin accentue vos capacités physiques… Euh, je veux dire… en tout ?
Pavel sourit.
-Parole de Lénine ! Cent fois vrai.
Nadia rayonna.
-Alors que soit loué le Petit Père des Planètes ! Dans son immense et soviétique sagesse, le camarade Mordvinov a su faire de vous des camarades mille fois utiles à l’Union dans la lutte fraternelle contre l’hydre impérialiste !
C’est magnifique.
Guerassimova, émue, ne put en dire plus.
Bien que Pavel soit son inférieur en grade –il était lieutenant et elle colonel de la GAUR, elle se sentait proche de tous les camarades.
Elle respectait la hiérarchie mais sans se séparer pour autant de ses hommes. Cela faisait d’elle une bonne soviétique.
Malgré l’image tenace d’Ivan Granine, ¨Pavel sentait que ce jour était marqué d’une bonne étoile –socialiste, bien entendu.
Ne sachant pas l’humeur de Nadia Guerassimova, il avait risqué le tout pour le tout en l’interpellant par : « Bon Djerzinski ».
C’était audacieux. La formule supposait une bonne humeur de la part de l’interlocuteur, tout comme avec le rare et distingué « Bon Kirov ».
Cependant, il était plus d’usage de se saluer par un « Bon Béria » ou un ordinaire « Bon Jdanov ».
Le Parti préférait de telles affirmations.
Aussi son coup de dés était-il vraiment à la limite de la phrase de gauche. Qu’y pouvait-il ? Pavel vénérait les Soviets mais se permettait quelquefois une excentricité.
Nadia excusait cela. C’est pourquoi ils s’entendaient si bien, elle l’ingénieur militaire de la GRAVE, Grande Réforme Atomique Vers l’Espoir, et ce technicien populaire si performant.
-Les Impérialistes…
Pavel saisit alors pourquoi Nadia venait le voir. Quelque chose avait dû se passer. Les fourbes ! Il avait hâte de les ramener dans le droit Soviet.
« Les Impérialistes dissimulés parmi nous ont tenté aujourd’hui de saboter la grande turbine. » continua Nadia.
-Ah ! Je comprends mieux.
« Quoi donc ? » s’étonna la camarade Guerassimova.
-Ce matin, j’ai découvert un dysfonctionnement dans les réseaux sous ma responsabilité. Sachant l’infaillibilité de notre incomparable technologie soviétique, j’ai immédiatement subodoré un attentat petit-bourgeois !
Je finissais ma vérification et j’allais vous déclarer que l’anomalie avait été aussitôt anéantie, camarade Guerassimova !
Nadia posa une main sur son épaule.
Il faillit en défaillir de joie.
-C’est stalinien ! J’ai toujours senti en vous, Pavel Joltovski, le vrai camarade fidèle à l’URSS et aux planètes soviétiques. Soyez assuré que le Commissaire Spatial, notre respecté camarade Igor Voucheticht, aura vent de votre dévouement.
-Merci camarade Guerassimova.
-Nadia. Pas de collet monté petit-bourgeois entre nous, cher Pavel.
Décidément Pavel trouve que ce jour était celui des mille étoiles pour lui.
D’abord ces doigts si fins sur son épaule, puis cette fraîche intimité, en plus de la nécessaire proximité idéologique.
Un instant, il rêva que Nadia et lui soient proclamés CoSoSpa (dm) Couple Soviétique Spatial du mois, ce qui donnait immanquablement lieu à de grandes réjouissances dans la station, généreusement arrosées de vodka synthétisées à partir de concrétions gazeuses tirées des anneaux de la planète proche…
On chanterait l’Internationale. Tous ensemble. Le cœur vibrerait de se sentir tous si fraternels, si unis, si soviétiques.
Ce serait beau.
Tout soviétique a un rêve soviétique, ou il n’en a pas. Pavel ressentit cela jusque dans ses entrailles.
Il verrait les cristaux stellaires ténus, légers et scintillants, qu’on jetterait en l’air à leur approche.
Il pouvait presque sentir l’émotion d’accrocher au col de la veste de l’aimée la petite étoile rouge, éloquent signe d’amour consacré.
-Fort heureusement nous avons démasqué l’instigateur de ce crime odieux.
Le songe de Pavel s’évapora.
Conscient de sa gauchiste mélancolie, il sut revenir à une réalité plus socialiste.
Son front dut arborer de noires inquiétudes, car Nadia parut s’en préoccuper.
-Qu’avez vous, camarade Pavel.
Il esquissa un geste négligent.
-Oh. Rien. Je repense à ces détestables Impérialistes. Le dernier que j’ai dû tuer, lors de l’épique et soviétique assaut conte leur capitaliste bastion interstellaire, le galion Washington… m’a lancé, avant de mourir :
« Alors, les lendemains ont chanté ? »
-Sans hésiter, j’ai répondu : « Oui ». Car je croyais, je crois encore, et  croirais toujours ceci : « Les lendemains chantent tous les jours ». Ce mot du camarade Mordvinov a illuminé toute mon enfance d’orphelin supra-spatial de sa radieuse évidence. Mais, ce jour, le regard haineux et féodaliste de cet impérialiste m’a bouleversé.
Ils sont si dangereux.
Nadia eut un sourire de féminine compassion.
-Ce n’est rien, cher Pavel. Nous savons tous combien leur contact est vénéneux pour la soviétique pureté de cœur.
Il est normal que vous en ayez été ébranlé.
Mais vous êtes un authentique pionnier spatial. Vous oublierez cette mésaventure et votre vie s’élèvera au service des étoiles.
-Je le crois, par Trotsky, camarade Guerassimova.
En vérité, il avait parlé de cet incident pour ne pas avoir à avouer son angoisse. Que ce soit son ami Ivan Granine qui ait fomenté cet abominable sabotage. Connaissant Ivan, c’était absolument à craindre.
Aussi avait-il remplacé ce sujet de doute cruel par un autre.
Cependant, Nadia, rassérénée de constater son idéalisme retrouvé, compléta ce qu’elle avait commencé.
« Vous ne devinerez jamais qui est derrière cet infâme complot contre-révolutionnaire !», lança-t-elle.
« Qui donc ? » jeta-t-il avec une très sincère curiosité.
Et il se tortilla douloureusement, l’âme endolorie d’une telle épreuve.
-Kautski ! le renégat Kautski !
Pavel crut défaillir à nouveau. Il n’en croyait pas ses oreilles. Le si zélé, si soviétique Kotski, celui qui toujours argumentait pour que la haute valeur des décisions du Soviet Universel soit reconnue à sa juste, incroyable mesure.
Sans doute cela cachait-il une secrète adhésion au fiel de l’impérialisme ; cette dévotion était outrée, la caricature du vrai zèle socialiste qui jamais ne s’impose mais agit avec la sûreté de la force tranquille de la vérité populaire.
Il écouta donc la lucidité de Nadia Guerasssimova, camarade entre les camarades.
-…c’était dès lors évident : Kautski approuvait pour mieux trahir.
Aussi, il a bafoué la confiance des camarades généticiens pour s’emparer peu à peu du secret des engrais chimicovivants !
Ce résultat des loyaux travailleurs de l’URSS, il l’a marchandé auprès des sectes petit-bourgeoises.
Peut-être même, par sa venimeuse persuasion, a-t-il convaincu certains de nos camarades de trahir la juste URSS !
Déjà nous devons diriger nos soupçons vers les mécaniciens des moteurs de la station.
Camarade Pavel, la menace sur la Station Lénine est réelle.
Nous devons plus que jamais redoubler de vigilance.
-Oui, nous saurons veiller, les techniciens et moi, sur les acquis révolutionnaires ; nous ne laisserons pas les Impérialistes exploiter à nouveau les travailleurs et nous oeuvrerons humblement pour la grande œuvre de l’Union Soviétique Universelle !
Tandis que Nadia approuvait d’un hochement de tête cette sincère sentence, Pavel se sentait encore nauséeux.
Certes, Ivan Granine n’était pas le conspirateur annoncé.
Mais avait-il trempé dans ces funestes, ignobles manigances ? Pavel pouvait le craindre. Alors, cet ami, l’avait-il aussi trahi en se retournant contre ses convictions socialistes de travailleur loyal ?
Si Granine fomentait une sordide affaire, cela revenait à ce qu’il assassine par derrière son ami Pavel.
Un ami qui trahissait les Soviets ne pouvait, ne devait plus être l’ami de Pavel Joltovski.
Il ne le permettrait pas.
Il regardait pensivement la charmante Nadia lorsqu’elle exprima le désir de le quitter.
-Nous en rediscuterons, camarade Pavel.
-Et nous veillerons à ce que le Soviet ne soit entaché par aucune main criminelle.
Il l’avait dit sans trop de conviction, tandis qu’elle obtempérait et qu’elle se dirigeait d’emblée vers un habitacle différent, ouvrant sur d’autres étoiles.
Ces étoiles toutes aux noms des faits et hommes de la Grande Révolution Universelle.
Il les contempla, ces étoiles.
Elles brillaient autant que la gêne qui s’allumait en son cœur.
Granine convoitait-il la perte de la station ?
Voulait-il tous les laisser périr en les jetant dans le vide irrespirable de l’espace, ne pouvant les souiller de l’hydre petit-bourgeoise ? Avec un homme possédé du maléfice Impérialiste, tout était à prévoir.
Pavel s’inquiétait non pour lui, mais pour ses camarades du Soviet, aussi, voire plus, socialistes que lui.
S’il pouvait éviter qu’on les attaque eux et les lendemains radieux du communisme, il irait jusqu’à offrir sa vie.
Ainsi, il décida de veiller LUI-MÊME à dévoiler tout acte de sabotage. Il savait maintenant que chaque personne, jusqu’en sa propre sécurité, devait être la vigie protégeant et réalisant le lendemain qui chante de tous les jours.

Ilya BORODINO
Lille, 17 septembre 2001

 

Lorsque Lénine rencontre Cassandre

Le saviez-vous ? D’après ce que m’a dit Fabien, l’écriture de cette nouvelle soviétique a été faite en vérité sous les ombres ecclésiastiques.
Fabien travaillait alors sur l’architecte de l’opéra de Lille ; Ilya Borodino revenant de vacances à Berlin décida d’aller le voir. Quoique Fabien brassât une foison de dessins d’architecture, cela ne les empêchât point de taquiner la littérature. Ilya Borodino avait commencé « Menaces sur la station Lénine » à Cologne, près de l’impressionnante cathédrale gothique. Quant à Fabien Bellat, il avait actuellement en chantier le troisième acte de sa Cassandre. Malgré bien des tours pendables à Lille, il fallait bien que ces deux larrons pensent à leur travail. La pauvre chambre universitaire louée par Fabien comme le malheureux hôtel d’Ilya s’avérant insuffisants pour écrire à deux, Fabien proposa tout naturellement un lieu qu’il avait élu comme son sanctuaire particulier d’écriture à Lille… Il s’agit de l’église St-Maurice, espèce de vaste vaisseau gothique dont les voûtes sont perchées sur de hauts piliers-rames. Très amusé par l’idée, Ilya se déclara satisfait de faire du Lénine catholique. Alors chacun des deux compères se choisit une des trois nefs pour écrire en toute sérénité, puis ils se retrouvèrent après le travail dans une des chapelles du chœur pour se lire et commenter leurs travaux respectifs.
Aussi, d’un côté de l’église on réanimait la littérature soviétique.
Dans l’autre nef, on ressuscitait la tragédie antique.
Voilà ce que je peux vous conter de la création des artistes erbefeus, telle à peu près qu’on la trouve dans une église des pays du Nord brumeux.

Clément Lemoine (d’après la confession peu contrite de Fabien Bellat)
Paris, le 11 septembre 2002 

 

Le Passager spécial


A Julie Carsalade,
en remerciement pour son hospitalité rennaise.


                                 Siffle la locomotive, souffle le vent. Dans cette immensité neigeuse, de neige sale, grise, le train erre.
Il sait pourtant où il va : Novinsk, un point infime sur la steppe, un nulle part entre Moscou et l'Orient. Nulle part. Déjà le convoi approche de la gare, donc de la ville : mais on ne voit rien. Le vent chasse la neige agressive. Novinsk, ce n'est pas grand-chose : quelques isbas, des huttes, l'immeuble du kolkhoze.
Personne sur le quai.
Un quai ? De la terre battue, vaguement aplanie pour tenir lieu d'accueil à la voie ferrée.
Lourd, le train freine à grand fracas, sans finesse, avec rudesse.
Ivan Ivanovitch Taranov peste ; il sortait plus tôt afin d'éviter l'ébranlement de l'arrivée.
Quels rustres ! Ils conduisent les trains comme les boufs de leur charrue !
Et dire qu'on vit en Union Soviétique, patrie du progrès. Hargneux, il pousse du pied une poule lui barrant le passage. La bête caquète à qui mieux mieux. Il n'en a cure ; l'ingénieur agronome Ivan Ivanovitch maudit ses responsables qui l'envoient contrôler la qualité du blé produit dans ce trou à rat.
Qu'il était bien à Moscou. Son bel appartement de l'avenue Léningrad.
Irina doit déjà le tromper. Trois mois bloqué ici, à devoir cotôyer ces bouseux. La vie est mal faite.
Il devrait se venger. Oh, il trouverait bien une plantureuse kolkhozienne qui accepterait de pratiquer avec lui la danse des cuisses.
Encombré, Ivan Ivanovitch peine à se frayer une route dans le couloir surchargé de paquets.
Maudit train, maudits provinciaux.
En voilà qui ont la détente lente ; ils dorment encore.
Lui est un bon soviétique ! Ses bagages remplis de livres merveilleux sur les avancées scientifiques de l'agriculture socialiste, il se sacrifie pour sa patrie !
Pour Lénine, il a quitté son douillet logis, pour Vorochilov il a voyagé dans ce train infâme, pour Staline il révolutionnera l'agriculture de ces primates orientaux !
Ivan Ivanovitch en était là dans ses nobles pensées lorsque son plus gros colis tomba à l'ultime sursaut du wagon. Avec un nouveau juron, il se pencha pour le ramasser.
Tandis qu'il se relevait essoufflé, il se crut observé. Il préparait aussitôt une réplique cinglante alors que ses yeux se levaient vers son gêneur.
Il n'acheva pas son mouvement.
Les mots moururent sur les lèvres.
Il devint livide.
                                                                          
                                                                             *

                   Une dernière pelletée de charbon. La locomotive ne doit pas refroidir.
Par ce temps elle peinerait à redémarrer.
Lazare Mikhaïlovitch Roudnev, cheminot de son état, est un ouvrier qui aime sa machine.
Comme tout bon ouvrier, il la soigne, il la caresse, voulant obtenir d'elle un rendement soviétique.
Lazare Mikhaïlovitch fronce le sourcil.
Sa mauvaise humeur est perceptible. L'arrêt dans ce patelin ne lui permettra qu'un petit verre de vodka Extra, la plus mauvaise (et économique) de toutes les vodkas.
Grandeur et misère des déshérités bourgs des steppes d'Asie centrale. Son pote Borodine doit sûrement se moquer de lui à cette heure : ses excellentes cadences et son comportement marxiste-léniniste l'ont fait nommer sur la ''Flèche Rouge''.
La Flèche Rouge ! L'express Moscou-Léningrad. Le rêve magnifique de tous les cheminots de Russie.
Hélas. En attendant, il est coincé ici, à ce Novinsk.
Douloureusement, il marche. Sa vessie enflée le torture, et quand il pisse, c'est une vache prise de colique, c'est jaune et morveux sur la tôle de la locomotive, lorsqu'il fait cela à contre-vent.
La vodka, la Flèche Rouge, la pisse.
Lazare Mikhaïlovitch se set pris de vague à l'âme. Ce quai comme tant d'autres. La bénédiction de la sereine minute avant que les passagers ne débarquent tous en même temps.
Les cris arrêtent sa méditation.
Il n'a pas le temps de comprendre, déjà on le renverse, déjà on le piétine, déjà on le retourne et culbute.
Cris au loin. Le troupeau est passé, abandonnant sur son dévastateur chemin valises, choux, parapluies et jambons fumés.
Lazare Mikhaïlovitch a la berlue !
Pourquoi l'ont-ils tous piétinés ? Quelle mouche les prend ? Jamais vu des voyageurs aussi mal élevés ! Depuis quand se permet-on de marcher sur un respectable cheminot de l'Union des Républiques Socialistes et Soviétiques ! C'est un scandale qui ne passera pas inaperçu en haut lieu.
Tout contusionné, Lazare Mikhaïlovitch se redresse. Sa locomotive gémit. A la folle clameur des fuyards a succédé un anormal silence. Lazare Mikhaïlovitch ne remarque rien, occupé à retrouver ce qui lui sert à cacher sa calvitie. Où qu'y ont fourré sa casquette, ces gnafs ?
Il cherche sur le sol labouré, entre un poulet déplumé et une Histoire du Parti Bolchevik, sacrilègement foulée aux pieds.
Il s'arrête. Des pieds, des chaussures, il en a justement devant lui. Bourru, son premier geste serait de foutre à bas ce malotru. Or, on ne sait jamais : et si c'était un responsable du NKVD* ?
Alors, Lazare Mikhaïlovitch baisse les yeux sur la longue, étrange cape gris-blanc. Il n'ose regarder le visage.
Lorsqu'il le fait. C'est pour contempler. une tête de mort. Un crâne.
Ses yeux s'écarquillent, pas de doute possible, c'est bien un crâne face à lui, un squelette brandissant sa faux et l'observant en toute quiétude.


                                                                                  *

                                                                             
        Sous le regard inspiré de Lénine, Piotr Nikolaïevitch Kolesnitchouk, honorable président du kolkhoze de Novinsk, juge les affaires courantes.
Aujourd'hui se présente un cas assez préoccupant. Il soupçonne Noé Kozak, le vieux forgeron de plaisanteries anti-bolcheviques.
L'humour, c'est bien, mais jamais contre le Parti.
Oui, il ne peut permettre que l'humour déplacé fasse obstacle à la planification.
Comme il connaît l'esprit bouffon de l'ancêtre, il a demandé aux oudarniks* de soutenir son jugement de leur éclairé avis stakhanoviste.
Ces ouvriers-paysans ont un maintien digne, fixant avec réprobation celui dont on présume les activités contre-révolutionnaires, ce vieillard sceptique.
Piotr Nikolaïevitch sent  sur lui le soutien des portraits de Lénine, de Staline.
Ces hautes autorités, rien que par leur image, rendront sûre sa sentence.
Solennel, il commence :
_ Camarade Kozak.
_ Piotr Nikolaïevitch ! T'as oublié mon prénom ?
L'honorable président grimace, vexé dans son autorité, surtout face aux oudarniks.
_ Tais-toi ! C'est très sérieux, camarade Kozak ! On t'accuse.
La porte hurla. Le président sursauta. Les stakhanovistes mirent la main à leur faucille. Entra un bourgeois ébouriffé. Quelle apparition ! Il est aussi gros que sur les livres des enfants.
En plus, il ne parle pas, il gueule.
_ Camarades ! camarades ! camarades !
Consternation générale. On fronce les sourcils soviétiques. C'est Noé Kozak qui l'interrompt.
_  ça va, ça va : nous savons que nous sommes des camarades !
_ Camarades !
« Voici que ça le reprend » soupira le vieux.
_ Dans le train ! Quelque chose d'extraordinaire !
N'en pouvant plus, le gras Ivan Ivanovitch manqua embrasser le parquet, tant le souffle lui manque.
Furieux, Piotr Nikolaïevitch l'interpella martialement.
_ Mais qui êtes-vous donc à la fin ?
Mécanique, l'autre répondit.
_ Ivan Ivanovitch Taranov, Ingénieur agronome à l'Institut d'agriculture de Moscou.
Kozak grommela : « Ah le voilà enfin c't puits de science qui vas nous y apprendre à faire nos lacets. »
_ Tais-toi, Noé ! , coupa Piotr Nikolaïevitch, avant de s'adresser au nouveau venu : « Qu'avez-vous à beugler de la sorte ? »
Exorbité, Ivan Ivanovitch glapit.
_ Dans le train. Il y a la Mort !
Bon sang, on se regarda avec stupéfaction. Les oudarniks commencèrent à s'impatienter.
Piotr Nikolaïevitch n'en tint pas compte.
_ Il y a eu un mort, tu dis ?
_ Non ! La Mort !
_ Un crime, alors ?
_ La Mort ! Elle, en personne !
Alors, l'oudarnik Vassili Sergueïevitch Simbirtsev, de toute sa haute stature, s'avança vers l'agronome. Face au colosse, l'autre parut se recroqueviller.
Vassili le fort huma l'agronome sans autre forme de procès.
_ Il ne sent pas l'alcool.
Cela avait été dit calmement. Aussitôt Noé Kozak se mit à ricaner, puis chantonner « La vieille est arrivée par un train de banlieue. » Sa voix éraillée sonna bizarrement dans la salle silencieuse.
Piotr Nikolaïevitch sentit son sang froid l'abandonner. C'est quoi ces fariboles ? Comme s'il avait pas assez d'ennuis avec le kolkhoze !
Avant  même qu'il reprenne la situation en main, une trombe bouscula toute la pièce. S'engouffrant par la porte demeurée ouverte, une toute petite chose boula parmi les sièges avec un cri plaintif. Surpris, tous la reconnurent ; c'était la falote Vera Antonovna Bourovna, la femme du chef de gare ! Décidément, tout devenait incroyable : cette petite bonne femme aux yeux immensément noirs, toujours discrète et obéissante, qui rougissait lorsqu'on la complimentait sur son teint frais et sa belle crinière de jais. était devenue une paniquée, un pauvre petit animal fuyant l'impitoyable prédateur.
Des  larmes balafraient son visage défait.
_ La gare. Horrible ! La chose ! Tous partis devant elle.
Tous s'éberluèrent. Mais que se passait-il à Novinsk, calme kolkhoze des steppes ?
Comme pour ajouter à l'hystérie générale, Ivan Ivanovitch éclata en sanglots, gémissant aussi.
_ Elle va tous nous emporter.
_ Mais quoi ?, le tança Vassili le fort.
Il regardait avec désapprobation l'agronome couvert de poussière, dont l'air larmoyant lui donnait une apparence de cochon.
Vassili Sergueïevitch eut une irrésistible envie de l'égorger.
_ Quoi donc ? Réponds ! T'es un homme ou une chiffe, l'agronome ?
Le seul résultat fut un redoublement de lamentations inaudibles, noyées dans les pleurnichements.
Ce n'était pas fini. Sur le seuil rentrèrent de nombreux passagers, l'air hirsute, apeurés et désespérés.
La foule informe hurlait : « Lénine ! Staline ! Venez au secours de votre peuple soviétique ! Nous obéissons au Plan, il ne faut pas nous envoyer la Mort ! Nous serons de bons camarades, c'est promis !
Ahuri, Piotr Nikolaïevitch ne comprenait plus rien. Cependant une immense force l'envahit.
Il faut réagir.
_ Assez !
Son ordre autoritaire, avec un écho tel les trompettes de Jéricho, puissance si étrange chez cet individu sans ombre, étonna tant qu'il parvint à rétablir un semblant d'ordre.
Piotr Nikolaïevitch Kolesnichouk s'admira lui-même. Quelquefois, cela fait du bien de se sentir un homme. Ce devait être grâce au portrait de Lénine.
Nous devons procéder méthodiquement, avec une impartialité soviétique et reconnaître la Vérité.
Immédiatement Vassili empoigna l'agronome : il n'était pas dit que le faible Piotr se montrerait plus décidé que lui, le fort Vassili, celui que tous admirent, lui qui réalise 230% des normes, lui qui sait semer plus de grain que quiconque !
_ Alors, agronome, crache !
Ivan Ivanovitch piailla et bava, tout désarticulé dans la tenaille de ce géant.
_ J'ai vu la Mort !
Pris en défaut, l'oudarnik ne sut que répondre, gardant agressivement le ''bourgeois'' par son collet.
Noé Kozak s'écria, cynique :
_ La grande affaire ! La Vieille est arrivée par le train hebdomadaire !
Le coassement du vieux fit se ressaisir Vassili. Désormais, il était presque contre le visage décomposé d'Ivan Ivanovitch.
_ Je te signale une grande vérité, petit père : nous sommes au pays des lendemains radieux.
 Notre vénérable guide Staline nous le dit : la Mort est abolie ! Nous sommes les héros éternels du prolétariat.
L'agronome se débattit, sans pouvoir se libérer de la poigne prolétaire.
Il hurlait :
_ Vous ne comprenez donc pas ? Dourak !* La Mort ! Elle est là !
En délire, Noé Kozak tapait des pieds et raillait.
_ Comment que la Mort est entrée dans c't train ? Le contrôleur l'i a pas demandé son billet ?
Vassili se fit encore plus terrible, si c'était possible. L'autre lâcha, comme brisé :
« Puisque je vous dis que que là, dans le train. »
_ Suffit !
Aux éclats de voix, Véra Antonovna ulula dans ses sanglots hystériques.
La foule gémissait, scandant par habitude « La Vieille ! La Vieille et sa faucille ! » tandis que Piotr Nikolaïevitch se prenait la tête dans les mains.
Assez joyeux de l'oubli de son procès, Noé Kozak répétait à l'envie : « Drôle de passager, c'est-y pas vrai ? »
Vassili n'y tint plus. Sans autre forme de cérémonie il lâcha Ivan Ivanovitch, qui s'écroula.
Héroïque, l'ouvrier de choc monta à la tribune.
Sa voix claire s'éleva, prophétique, sous la voûte de papier goudronné et les murs tapissés de journaux déteints.
_ Par Lénine ! Par Staline ! Par Vorochilov ! Par Molotov ! Par Jdanov ! Par Malenkov ! Par.
Rassénérés, tous burent ses paroles.
_ Passager spécial ou pas, faut aller voir !
Ils se tinrent prêts à écouter ses admonestations de communiste confirmé.
Vassili Serguïevitch continua.
_ Faut aller voir !
D'un saut véritablement épique, il sauta à bas de la tribune.
_ Marchons, marchons !
Les paroles de ce docte marxiste-léniniste réveillaient déjà l'énergie populaire.
Tourné vers l'assistance, le canonique Noé Kozak lança : « Quand faut y aller, faut y aller ! »
Oubliant leur panique, quoique encore tremblants, les voyageurs s'apprêtèrent à retourner vers la gare auparavant fuie.
Les plaisanteries de Kozak bouffonant, imitant un spectre, levant les bras et agitant des chaînes imaginaires , bramant « Ouh, ouh ! Je suis le fantôme du train de Novinsk ! » aidaient à les persuader qu'ils avaient été victimes d'une fantastique et inédite hallucination.
Ce qui emporta la conviction, ce furent les derniers mots de Vassili le fort.
_ Hardi, camarades ! C'est sûrement un petit-bourgeois qui veut effrayer le bolchevik avec une cape blanche et une faucille.
Alors tous suivirent son élan impétueux.
Envieux, Piotr Nikolaïevitch bomba son torse volumineux de président du kolkhoze.
Même Véra Antonovna la paniquée prit la suite, il est vrai avec de grands yeux écarquillés.
Populaire, le convoi s'ébranla, uni, soviétique, portant à sa tête l'oudarnik Vassili Simbirtsev, héros des semailles à 230%, tous marchant d'un pas invincible vers la gare aux allures étranges.



                                                                                                 Ilya BORODINO.
                                                                                               Rennes, 6 mars 2002.



*NDT : NKVD, police 'secrète' de l'URSS, ex-Guépéou, futur KGB.
* Oudarnik : en russe,''ouvrier de choc''.
* Dourak,''idiot''.



                  A suivre.



 

Rencontre avec Chostakovitch

 
                                                   Pour Alexandre Fontaines, sans commentaire :
                                                  lui saura ce que je veux dire.


Novossibirsk. 13 septembre 1942.

__ Pour ainsi dire.
Le compositeur se mordit la lèvre.
Cela fit une étrange buée interrompue. Comme une partition refermée à la mauvaise page.
Il fallait qu'il se surveille. Sans s'en rendre compte il avait parlé tout haut. Appréhension.
Il n'appréciait guère le rendez-vous qu'on lui imposait.
Dans le vestibule froid, anonyme, de cet immeuble administratif, il sentait déjà son âme se refroidir. Coincé ici.
Devoir attendre cet imbécile, qui ne parlerait que par poncifs, qui ne connaîtrait rien à la musique et prétendrait lui en remontrer, parce que lui était du Parti.
Fixant le drapeau écarlate au mur, Chostakovitch ne détourna pas les yeux.
Il espérait bien que jamais il ne serait obligé d'adhérer à leur Parti.
Trop de bourreaux y trouvent leur Temple.
__ Pour ainsi dire, ce propagandiste ne m'inspire rien du tout.
Ceci, il se l'était dit en lui-même.
Sur son visage ne transpira aucune de ses pensées. Il paraissait d'ores et déjà une statue.
La pièce était mal chauffée, gémissant au vent, fenêtres disjointes ; il se serra dans sa pelisse, ayant curieusement l'air d'un oiseau blessé - malgré sa belle allure.
Ainsi il resta quelque temps, fixant le symbole écarlate.
Un bruit dérangea son immobilité, son silence. La musique en lui s'interrompit.
La porte d'entrée battit, avec violence.
Et le couloir résonna des pas d'un individu sans gêne.
Chostakovitch se l'imaginait sans peine : un bureaucrate imbu de son rigoureux soviétisme, supériorité grossière à la bouche.
Dehors, la guerre s'étalait.
Dehors, les nazis rampaient sur leur sol.
Dehors ces fascistes répandaient désolation et terreur.
Mais Chostakovich ne pensait pas à ces barbares.
L'autre lui apparut tel qu'en sa caricature : la même grimace autoritaire, la prétention au soviétisme, les mains agitées avec vulgarité, comme pour donner plus de poids à ses paroles terriblement creuses.
Imperceptiblement, Chostakovitch expira. La comédie pouvait commencer.
__ Camarade Chostakovitch, votre talent, votre musique de tous écoutée.
Tout dit d'une traite, volubile et encombrante voix.
Lentement, le visage de Chostakovitch se décomposait. Il savait très bien les banalités qui allaient suivre. Il devrait écouter, avec l'envie inavouable de lui siffloter au nez.
La bouche se ferma, pour devenir un mince filet de lèvres. Les yeux commencèrent à chercher un point d'appui.
__ Votre musique, le peuple la reconnaît ! Le peuple soviétique s'y retrouve et dit : « cette musique, c'est nous. »
En avant la rengaine ! Cette chanson mille fois entendue des éloges de propagande, verdict définitif rendu par ceux qui ne sauraient rien dire de la musique si leur chef Staline ne les y forçait. Une seule réaction est possible : se taire. Et écouter. Il faudra bien que l'autre se lasse.
__ Votre nouvelle symphonie.
L'autre, ce propagandiste anonyme, sembla hésiter. Par une habitude coriace, il sut dissimuler son trouble. Ce crétin devait déjà avoir oublié le numéro de sa symphonie.
On avait dû mal le lui souffler. Evidemment il aurait pu lui indiquer que c'était la VII°.
Mais il n'aiderait pas cette fosse à purin, qui n'ouvre la bouche que pour proférer des slogans ressassés.
__ . la VII°.
Dommage, il avait un peu de mémoire.
C'était presque drôle tant il parut un instant essoufflé de cet immense effort sur soi.
__ Elle est soviétique !
Hélas. C'était une pause dramatique.
Chostakovitch en aurait bien profité pour lui jeter un sourire méprisant.
L'autre n'aurait pas compris. Un jour, il faudrait qu'il compose une satire sur ces moulins à discours vides.
__ Cette symphonie est soviétique !
     Elle est immense comme notre Parti, comme notre gigantesque guide : Staline !
Léningrad  souffre le martyre : d'abord la répression de Staline, puis Hitler qui use de la faim comme d'une arme égale aux tanks et aux canons.et il gueule le nom de Staline avec l'air d'avoir décroché un poulet rôti descendu d'un nuage !
La bouche se fit encore plus mince, longiligne. S'il n'avait pas la musique, Chostakovitch voudrait être sourd, à l'image de Beethoven, pour ne pas avoir à les entendre.
__ Cette symphonie, c'est bien Léningrad ! L'héroïque défense de Léningrad !
     Elle doit s'appeler ainsi !
      La VII° Symphonie, la « Léningrad » !
(à ce son, Chostakovitch eut presque envie qu'on lui broie les mains)
__ Oui.
     Votre idée fortifiera le peuple dans sa juste lutte contre l'oppresseur fasciste. Cette   symphonie représente l'immense combat pour la libération de la ville de Lénine !
    Vraiment, offrir cette symphonie à la Grande Patrie Soviétique, c'est un devoir que vous
     avez su reconnaître devant la menace : elle parlera sur les champs de bataille !
 
Misère. Désormais Chostakovitch en est réduit à nerveusement tambouriner des doigts sur son pantalon, signe chez lui d'un agacement vaguement teinté de désespoir.
Fébrilement, il cherche ses allumettes, ses cigarettes. Fumer ! Oublier ce galimatias affreux !
L'autre ne voyait rien.
Inspiré, le propagandiste portait maintenant ses yeux au large, sur le plâtre décrépit, poisseux, verdâtre du plafond très bas.
Possédé par sa vision, il crut bon de déclamer hautement, à la Lénine à la tribune.
__ Je vois. Je vois cette symphonie par haut-parleurs, dans la neige.
Chostakovitch crut qu'il allait fuir.
Non, l'autre le poussait dans son rêve dément.

            __ Regardez.
   Une immensité neigeuse. Une plaine blanche, que salissent les ombres de canons et les  tanks incendiés.
Sur le côté gauche de l'écran - parce que c'est un rêve cinématographique, panoramique obligatoire - se tient la belle tranchée soviétique, proprement tenue, sur laquelle plane courageusement la bannière des Soviets. (Chostakovitch regarde, ahuri, inquiet du pire.)
Des haut-parleurs, genre de mâts morbides et sombres, parlent, ou plutôt hurlent une musique épique, grandiose, implacable, dénonciatrice, un immense élan orchestral déployé à travers l'espace, le temps, les imaginaires.
    C'est la VII° symphonie de Chostakovitch.
Celle que les officiels ont nommé « Léningrad ».
Puisque le compositeur l'a écrit dans la ville assiégée.
Musique incroyable, titanesque.
Indicible.
Le Parti n'y entend rien. Mais il voit la grandeur. Aucun propagandiste ne sent la dénonciation à double tranchant de cette musique qu'il croit soviétique.
Chostakovitch tait son dégoût face à ce fanatique en transe, qui déclare tel un acteur à l'effroyable cabot.
   __ Vous avez un vigoureux soldat communiste qui dit : « Cette musique est notre réponse soviétique au barbare envahisseur.» (Regain de fumée du côté de Chostakovitch.)
Autour de ce brave, d'autres soldats de l'Armée Rouge hochent la tête, approbateurs et enthousiastes.
De l'autre côté, contre le vent, les terriers sales des fascistes, avec leur sinistre croix gammée, avec leurs canons sadiques.( Toux légère du compositeur ) Ce ne sont même pas des soldats. Ce sont des bouchers venus sur le sol de notre Patrie en sanguinaires touristes. Sur leurs faciès on ne lit que la haine de l'humanité, ils mangent, boivent et chient.
Evidemment la musique dérange leur trivialité.
  __ Scheize ! Ces judischen Ivan sont insupportables ! Terribles !
Frigorifié, ce Fritz cherche de la chaleur comme un animal. Il est forcément assoiffé de sang. La musique est une dignité qui lui est hors de portée. ( Chostakovitch pense la même chose de son interlocuteur.)
  __ Ce sont des bourreaux !
       Des bourreaux fous ! Ils veulent nous tuer en musique.
Il a glapi, révélant sa nature véritable. C'est un chien que son maître a dressé pour tuer. Mais cette bête féroce vient de rencontrer la grandeur d'âme, qui l'arrête.
  __ Ce serait magnifique !
Le crétin propagandiste mouline des bras, il se dandine dans un élan lyrique irrépressible. Convulsivement Chostakovitch fume, fume avec un léger tremblement de la main, insensible à la cendre qui retombe.
En lui, se partage l'horreur et l'interrogation : comment peut-on devenir aussi bête ?  
Par quel miracle cet individu s'est-il dilué dans la merde des slogans primaires, jusqu'à ce que plus aucun vidangeur ne puisse reconnaître les vestiges du fanatique de la chiasse ?
          Cependant, l'exalté finit par s'insurger du silence du musicien.
Pourquoi ne réagit-il pas ? Son patriotisme est-il si limité qu'il ne comprend pas son beau rêve ?
Le fanatique s'impatiente : avec ces musiciens si imbus de leur art, toujours prêts à verser dans le formalisme bourgeois décadent. on n'arrive jamais à ce qu'on veut.
Ah, si on pouvait les remonter comme des mécaniques, obtenir d'eux des mélodies d'une beauté convenable, des lezghinkas authentiques, des tragédies optimistes et des histoires d'amour plus fortes que le Roméo et Juliette de Goethe avec une belle fin, que tout le monde puisse comprendre. comme son travail serait plus simple.
Mais non, ces fichus compositeurs s'obstinent à écrire une musique d'ennemis du peuple, et il faut toujours s'épuiser à les remettre dans le droit chemin, leur rappeler qu'ils sont soviétiques et que cela comporte des devoirs.
Au fond, ce propagandiste n'avait pas la moindre estime pour Chostakovitch : il ne voyait en lui que l'instrument de sa propagande.
Chostakovitch n'était pas dupe. Il savait bien que demain, lorsque tel bureaucrate le déclarerait encore « ennemi du peuple », ce fanatique serait le premier à rivaliser d'imagination dans les insultes qu'on lui enverrait à la gueule.
     __ Vous ne répondez pas, camarade ?
Chostakovitch ne le voit plus : il voit Léningrad, la ville qui lui est chère, qu'aujourd'hui Hitler martyrise et qu'hier Staline réprimait avec une cruauté indicible.
Hitler ne fait que mettre le point final à la barbarie de Staline et ses acolytes, arrêtant les gens en légion, fusillant intellectuels et anonymes, tuant sous l'inspiration d'un caprice, ou avançant un prétexte si vague qui ferait se tordre d'un rire irrépressible et dément s'il n'était synonyme de mort.
Ainsi, il se tait. Sa symphonie VII, qu'ils appelent Léningrad, ils en ont fait une arme de propagande.
Libre à eux. Mais Chostakovitch sait bien qu'un jour sa symphonie se retournera contre ceux qui l'ont insolemment utilisée.
Il n'a pas à parler : sa musique parlera d'elle-même.
Ils entendent un autre son de cloche ?
Puisqu'ils se croient les maîtres de la musique, qu'ils conservent leur illusion.
Ils n'en seront que plus surpris le jour où l'Histoire fera retomber son couperet sur la gorge de leur monstruosité. C'est son lendemain qui chante personnel, songe Chostakovitch.
   __ Vous ne répondez pas ?
Dubitatif, le fanatique essaie de décrypter ce visage énigmatique, à la bouche si fine et pincée. En lui, Chostakovitch soupire. Il doit répondre. Sinon l'autre montera des interprétations délirantes. Vite, dire quelque chose qui le conforte dans son fantasme puéril, et dont il n'ait pas trop à rougir.
  __ La musique parle toute seule. Son langage, pour ainsi dire, parle clairement. L'Histoire tirera vengeance du sang versé.
Tout dit du ton calme habituel au compositeur. Son sang froid lui interdit les phrases émotionnelles. Qu'il se débrouille avec ça.
L'autre voudrait froncer les sourcils. Or il possède la maîtrise de tout bon dialecticien. Il se compose donc un visage d'intelligente pénétration.
En vérité, il est décontenancé. Pour ce qui est de la musique, c'est pas son truc donc pas la peine de comprendre ce jargon qui doit être très explicite dans la tête de ce formaliste récurrent.
« L'Histoire tirera vengeance du sang versé » : quoi ? Du sang ? Avec l'Histoire ? Mais puisqu'il n'y a plus d'Histoire depuis le triomphe du communisme, le communisme éclairant le monde de son rayonnant flambeau, son rouge et bénéfique incendie. Ah. Il doit entendre que le peuple se vengera des tortionnaires fascistes. C'est un peu exprimé de manière Ancien Régime mais c'est une pensée autorisée.
Cependant, il faudra un jour lui apprendre à s'exprimer en communiste. Ce sera pénible. On saura bien lui inculquer le parler léniniste, comme cela sa musique conviendra aux objectifs soviétiques.
   __ C'est parfaitement vrai.
         Nous ferons payer aux fascistes leur crime. Votre symphonie est la voix terrible qui  leur annonce leur jugement. 
     . nous en reparlerons.
Intérieurement, Chostakovitch sourit.
Derrière le vernis rhétorique, il sent bien que l'autre ne tarderait pas à battre en retraite.
__ Vous m'excuserez, camarade, mais d'autres tâches m'appellent.
Chostakovitch aborda le finale avec le plus grand sérieux.
__ Je comprends. Nous servons tous notre patrie comme nous le pouvons, avec zèle, n'est-ce pas ?
__ Parfaitement. Je vous salue camarade Chostakovitch. Et n'oubliez pas de m'informer lorsque votre symphonie. la VII°. affirmera définitivement le nom héroïque de Léningrad.
C'était parler pour ne rien dire.
Un art en soi. Il était inutile de revenir sur ce nom. Toutefois, la dialectique aime le retour sur l'idée nécessaire.
Et, assez précipitamment il partit, agitant de son pas pesant le couloir lugubre.
Silence.
Chostakovitch ne fumait ni ne tremblait plus de la main.
Malgré la lassitude, une ironie intérieure veillait en lui.
Une fois de plus, il avait rencontré une belle caricature du Parti. Il avait dû mentir.
Ce n'est pas grave : ces gens là ne méritent que le mensonge. La vérité leur est intolérable.
L'essentiel est de ne jamais mentir en musique.
Chostakovitch est inexpugnable sur ce point. Il continuerait à écrire sincèrement de la musique.
Qu'on lui coupe les mains, il écrirait la plume entre les dents.
Qu'ils racontent ce qu'ils veulent sur ma symphonie. « Léningrad », toute leur propagande n'y pourra rien : sous la rhétorique, sous l'élan épique elle demeurera éternellement dénonciatrice.


                                                                           Ilya BORODINO.
                                                                  Paris. 23 mars 2002.

 

 

 

 

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Circé

 

[Note de l'Archiviste : le texte est en cours de typographie ; il sera bientôt mis en ligne]

 

 

 

 


Les Villes évanouies

(cinq poèmes épiques)

 

[Note de l'Archiviste : le texte est en cours de typographie ; il sera bientôt mis en ligne]

 

 

  

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Le Document Jumièges

Comme Ilya Borodino a parlé dans son « Une visite en Normandie » du roman qu'écrit Fabien, je l'ai harcelé afin qu'il nous montre un petit document relatif à ce fameux roman. Voilà, c'est simple : souvent Fabien aime connaître les endroits sur lesquels il écrit, donc il travaille régulièrement à partir de photos. Plutôt que de se servir de sources livresques, il aime autant que ce soit ses propres photos, qui sont déjà un peu sa vision romanesque.
Aussi ces photos de l'abbaye de Jumièges en Normandie sont relatives à un des rares passages du roman se déroulant dans la région (c'est ainsi que Fabien répond à Ilya, mais dans un autre lieu que celui évoqué dans « Une visite. »).
Jumièges est évidemment un endroit très romantique. Imaginez-le sous un ciel plombé et vous aurez une atmosphère lugubre. Les photos de Fabien donnent un beau jour d'été, mais les cadrages sont d'emblée ceux d'un regard désincarné, instable. Alors la transcription romanesque peut s'installer. Tout ce qu'il a accepté de dévoiler est que dans le livre Jumièges sert de lieu de rencontre pour deux déments.

Clément Lemoine

 

 

 

 

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                                   LE CHEVALIER REVENU.



En souvenir d'une gravure de Max Beckmann,
 et  pour Clément Lemoine.


                                                      
                                          Dès l'abord le village m'avait paru particulièrement lugubre.                   
Mon cheval ayant fait verser la voiture, l'essieu étant abîmé, je savais devoir passer ici plusieurs heures, avant que le charretier n'ait fini sa réparation.
Les maisons basses, de torchis, au toit de chaume, aux rares fenêtres fermées de papier huilé, me donnaient déjà une impression de passé - de Moyen-âge continué. Avec mon chapeau haut de forme et ma gabardine à la mode de Paris, j'eus pu passer pour le seigneur du lieu.
Justement, de seigneur, il n'y en avait plus : les ruines du château sur la colline en témoignaient assez . Les pesantes tours médiévales semblaient avoir été incendiées, la maçonnerie noircie laissait béer les fenestrages gothiques dans le vide, avec quelques fragments de charpente effondrée. Sans doute le témoignage local de l'exaspération révolutionnaire.
Comme personne ne venait à moi - ni  gargotier ni ivrogne du village - je ne me résignais guère à aller m'abriter dans l'une des masures, sous le regard insistant de pauvres gens.
Il ne pleuvait pas. Ce milieu d'après-midi semblait plutôt beau. J'aurai pu m'asseoir sur une borne et attendre là l'appel du charretier. Or, je sentais sur moi une attention invisible, dérangeante. Aussi pour me dérober à la cancanerie inévitable ne me restait plus grand choix : rentrer dans l'église.
Par ce clocher, sinistre tour écrasante comme celles du château vétuste, l'église faisait froid dans le dos. Le cimetière avec ses anciens ifs la rendait isolée, les arbres sombres transformaient le sanctuaire en une île de ténèbres. D'ailleurs le mauvais entretien complétait l'illusion : les fissures du pignon, les tuiles visiblement manquantes au toit et les vitraux brisés, aux verres épars. Tout contribuait à rendre l'église immémoriale.
Bizarre que le maire n'ait pas demandé de subvention ; la préfecture eût certainement accepté.
En qualité de fonctionnaire de sa majesté Napoléon III, je savais que l'Empire voulait voir désormais les églises de France rétablies dans leur splendeur. Pourtant je doutais que celle-ci ait jamais eu un temps de splendeur.
Poussant la porte malséante sur ses gonds, je confirmais ma pensée. Dans l'ombre ne m'apparurent d'abord que de frustres bancs de chêne, aucun à l'aplomb de l'autre, montueux comme un chemin rembourré de silex. Aux murs lépreux de plâtre séculaire, portant des traces effacées de fresques, le calvaire laissait les étapes du Christ tomber en loques, les cadres branlants, quelquefois tenus par une ficelle rongée. Espérant un peu plus de solennité chrétienne, je m'avançais vers l'autel. Ce dernier était un tas de planches prétentieuses avec une mauvaise peinture dans le goût déplorable du règne de Louis XV.
J'allais m'asseoir surune chaise cannée lorsque quelque chose attira mon attention. A la droite de l'autel, rendu presque invisible par l'ombre d'un des piliers portant le clocher, un gisant se tenait encore là.
Je m'approchais. De plus près, la chose me parut plus curieuse encore.
Le  gisant, longue masse de pierre blanche que ternit une patine grise, simulacre humain porté par un étrange socle représentant un ange sombre, pressant en ses mains un  poisson.
m'intrigua vraiment.
L'homme évoqué en position dormante, en grande armure de combat, n'avait pas le traditionnel chien fidèle à ses pieds : une masse d'armes le remplaçait.
Sur la poitrine l'écusson figurait une tour au couronnement décapité.
La tête se couvrait du casque d'acier utilisé dans les tournois. La visière ouverte laissait voir un visage cauchemardesque.
Rien du gisant ne permettait d'entrevoir le corps. Tout disparaissait sous l'armure, même les mains engoncées dans des gantelets d'acier. En plus de la pierre rude, l'armure paraissait un tombeau définitivement minéral .
Rien de la vie de ce seigneur ne transparaissait dans sa tombe.
Ce gisant ne montrait absolument pas la traditionnelle sérénité dans la mort chrétienne, les qualités de noblesse retournées au royaume des cieux.ah, ce visage ! La bouche se déformait d'un infâme rictus de rage, les sourcils caverneux empiétaient sur le nez cassé, de guingois, les yeux globuleux, même dans la pierre, voulaient de toute évidence tuer, tuer et tuer encore.
Sous le vestige de polychromie, ces orbites avaient toujours un peu du feu de l'enfer à vous communiquer.
Malgré moi je frémis. Bien qu'éduqué dans les vertus du progrès, cette rencontre avec une personnalisation de ténèbres mortes soulevait en moi des angoisses inconnues. Quelque chose m'avertissait de m'écarter, quitter du regard cette tombe glauque.
Mais je ne le pouvais. Mes yeux fascinés caressaient du regard inquiet la chose immémoriale, jusqu'à ce que je tombe sur une inscription, jusque là dissimulée à ma vigilance par l'ange au poisson.
Etrangement, ce phylactère ne portait ni une devise ni le nom du défunt, ni son éloge funèbre.
Les lettres proclamaient seulement : JE REVIENDRAI.
Je me relevais. Que signifie cela ?
Cherchant à comprendre, je fronçais les sourcils, rassemblant ma pauvre érudition                   --   Trop tard ! vous l'avez vu !
Surpris, je me retournais. Dans la pénombre de la nef je vis une jeune femme, émue, de cette émotion morbide. Quoique cela ne ressemblasse guère aux coutumes de la région, son avertissement me poussa à répondre.
-- Comment, trop tard ?
Elle hésita, sembla vouloir se détourner et quitter l'église ; mon sourire engageant l'en dissuada.
-- Vous n'auriez pas dû le voir, monsieur.
-- Voir qui ?
-- Le voir, LUI !
Décidément le petit manège commençait à m'intriguer. Que voulait me faire comprendre cette gentille paysanne ?
-- Lui ! Le seigneur qui a promis de revenir !
Je ne pus me retenir de rire, rire de sa crédulité charmante.
-- Voyons, il est mort : il ne reviendra pas !
-- Ne riez pas. Celui-ci peut revenir. Il l'a déjà fait.
Tant de conviction parvint quand même à m'ébranler légèrement.
Mais qui est-ce donc pour qu'on en parle ainsi ?
Son geste d'humilité terrifiée, je m'en rappellerais longtemps. Cette terreur paysanne cependant me disposa plus à l'observer avec une parfaite indiscrétion. Car la fille étant plutôt agréable à détailler, je ne me priva donc pas, fixant son intense désarroi, le dilemme visible entre la retenue envers un visage étranger et la volonté de se confier.
Evidemment cela a duré un certain temps. Elle hasardait un mot, puis elle le retirait aussitôt.
De même, une phrase commencée finissait inévitablement en un bafouillis inaudible.
Voici qui me laissait tout le loisir de deviner sans gêne son jeune corps, bien plus épanoui que celui de ma sèche épouse. Il fallut bien me morigéner : de telles pensées dans une église !
D'une attitude vraiment paternelle, je me mis alors à l'encourager de persévérer.
Elle ne me quittait pas du regard, à travers toute ma suffisance d'instinct je sentis le déchirement de sa conscience.
A la fin, je me demandais : quel est donc ce sinistre secret, pour être si pénible à délivrer ?
Je ne croyais pas si bien dire. Soudain sa voix atteint le limpide. De sa bouche fluette sortit un rapide, solide torrent de souvenirs inavoués ; n'eussent été les circonstances, je me fusse bien distrait d'une pareille épopée, surtout après de si besogneux préliminaires.
-- Le seigneur, le Seigneur de Gueures ! Même les anciens craignent son nom. On ne veut jamais en parler, mais on le sait à l'affût, il nous pousse toujours à se souvenir de lui, il entretient sa mémoire, il veut qu'on se rappelle son retour des Croisades, sa fureur lorsqu'il vit son fief aux mains d'un seigneur rival, sa fureur sanguinaire, la tête de son ennemi broyée de ses mains, le chatîment subi par nos ancêtres accusés de complicité, ceux d'entre nous qu'il égorgea et déchiqueta ici même, sur l'autel !
            Terrifiés, nous le vîmes massacrer de sang froid les nôtres, ce massacre dans l'église                                                                 auquel nous dûmes assister ; le seigneur de Gueures plongeant sans cesse son épée dans les corps déchiquetés, le sang giclant sur le sanctuaire du Christ, et même son épouse qu'il empala sur son épée de Terre Sainte !
                                                                      *

                   Dehors, le soleil déclinait. Je ne croyais pas un mot de cette histoire, évidemment amplifiée au fil du temps. C'aurait pu être d'une cocasserie inédite. Pourtant je ne perdais pas une phrase du discours de la naïve paysanne, déchargeant sur un inconnu le fardeau du secret.
      -- Nous n'osâmes pas l'arrêter - mais lorsqu'il s'empara d'un enfant, ce fut trop, nous ne  
        vîmes plus notre seigneur mais un monstre avide de sang déchirant une fillette. Notre                                                  
           éternel respect seigneurial s'évanouit, et il fallut douze d'entre nous pour abattre la   
           bête.
           Avec nos fourches, avec nos haches, nous tuâmes notre seigneur.
           Dans son sang, dans celui des nôtres coulant à travers l'église, il hurla :
           « Je reviendrai !»
            Ce cri horrible nous figea tous, il résonne encore parmi nos âmes.
            Traumatisé, le fils du seigneur de Gueures, ayant assisté à la démence de son père, fit  
            installer ce tombeau et se terra dans son château, sombrant à vie dans une morbide
            mélancolie.
            Et nous, depuis ce temps nous ne pouvons entrer dans cette église et y prier, assister à
           chaque messe sans entendre à nouveau l'avertissement du chevalier qui revient.
A ce point là, c'était loufoque. En digne fonctionnaire impérial, je savais la nécessité de moderniser la France. Je compris alors seulement l'étendue véritable de la tâche.
Il fallait que l'industrie et le progrès pénétrassent dans les campagnes. On devait améliorer le statut des écoles rurales. Il faudrait opposer aux curés des instituteurs qui contreraient le poids séculaire des mauvaises superstitions dénaturant la religion. Je ricanai un peu.
-- Ne vous moquez pas de lui! Car ce maudit tient promesse : chaque siècle il réapparaît.
   Le chevalier en armure se lève, son pas fait trembler le dallage - et nous savons son retour, son exigence d'une promesse renouvelée de fidélité.     
        Si nous ne nous exécutons pas assez vite à son goût, il relève sa visière, son regard et                                                         
        rictus tuent d'horreur. Et il repart, entraînant dans l'église les malheureuses âmes  
        perdues, où il les pousse dans les précipices infernaux !
J'éclatai de rire. Mon esclaffement résonna affreusement sous la voûte de la tour, l'écho partit
à travers la nef, devenant un bruit glaçant.  Mon rire sonnait faux, je le sentis bien, mais il me permettait de ne plus entendre.
    -- Voyons ma petite, nous sommes au XIX° siècle !
Remettant mon chapeau haut de forme, je regardai une dernière fois (croyais-je) la sale tronche de pierre, puis je laissai la paysanne sur place, non sans un sourire en coin.
Comme je rouvrais la porte, elle me cria de là-bas :
   -- Vous ne savez pas ! Le chevalier est déjà revenu !
Je haussai les épaules. Aussi je ne vis pas la vieillesse passer sur son visage.
-- Partez avant qu'il ne vous poursuive de sa colère.
Derrière moi, je laissai la porte baillant sur les ténèbres de l'église. Geste vain de vouloir l'éclairer : dorénavant le soleil plongeait à la cime des collines cernant le village, embrasant d'une lueur surnaturelle les ruines lugubres du château.
Ce bon charretier avait terminé le travail. Je le payais convenablement et m'installais avec plaisir sur le siège.
En prenant les rênes, je ne pris pas garde à la nervosité du cheval. Je surpris surtout la panique inscrite d'un coup sur le faciès plutôt débonnaire du charretier.
Les cloches commençaient juste de sonner à toute volée.
Consultant ma montre, je constatais qu'elles n'étaient même pas à l'heure, sonnant treize minutes avant les XIX coups. Pays de sauvages. A cet instant, je chassais de mon esprit l'impression d'avoir entendu un cri sous le vacarme funèbre des cloches.
Comme le charretier tardait à me passer mes bagages, je m'impatientais, m'apprêtais à le sermonner. Son visage complètement décomposé m'en dissuada. Alors je tournais la tête vers ce qu'il fixait.
Mon sang. je crus le sentir geler.
                                                                     *
     L'église IRRADIAIT.
L'église irradiait d'une lueur insupportable, non naturelle.
Les cloches hurlaient.
Un cri incroyable filtrait  de la porte. Puis il s'étrangla dans un glacial gargouillis.
Un improbable bruit d'acier retentit sur les dalles de pierre, bruit se rapprochant.
Une main gantée d'acier empoigna la porte.
Sous la poigne revenue du tombeau, le battant s'effondra en miettes.
Alors, à la lumière perfide de l'église transfigurée, la silhouette apparut, auréolée, maudite.
L'armure contemplait, muette, le village. Cliquetis de la cuirasse tel l'écho bien réel d'une guerre approchant, l'acier luisant d'une lueur verdâtre infernale, issue de la tombe, visière ouverte le crâne était invisible.
Pire encore, au contre-jour, on pressentait le rictus déployé sur les chairs corrompues.
Dans le sombre du casque se laissaient voir deux flambeaux, les orbites enflammées et mauvaises.
Mon Dieu ! Comment voulez-vous oublier cette vision.
J'étais tétanisé, le charretier aussi, j'entendais dans mon cour les hurlements étouffés des villageois horrifiés.
Le chevalier restait au seuil de l'église retournée au silence définitif des cloches tues.
Son épée rougie, il la tenait par la garde, laissant la pointe ensanglanter les marches, et la terre du cimetière.
L'armure, le casque, l'épée attendaient, la clarté glauque continuait ; le chevalier humait l'air terni par la peur de ses proies.
Je ne sus jamais ce qui advint. Par réflexe de terreur, je cravachai mon cheval qui aussitôt hennit, partit au galop, faisant furieusement claquer la route de ses sabots, aussi affolé que moi. Effréné, je ne voulais qu'une chose : créer le plus de distance entre moi et ce village maudit, au point d'en crever la bête s'il le fallait.

    --Ah ! pendant des années j'ai vécu avec l'image de ce chevalier terrible à la porte de     l'église !
Je n'ai rien oublié. Le bruit de l'acier sur le dallage. L'épée ensanglantée, le sang dégouttant marche à marche jusqu'à la terre des morts. L'armure rouillée, et l'ombre de ce rictus grouillant de vermine, identique à celui du gisant séculaire.
Pendant des années, obsédé par ces souvenirs trop certains, je n'ai pu trouver le courage de revenir.
-- Vous êtes revenu ?
Du haut de mon lit d'agonie, je toise de mes yeux usés celui ayant l'incivilité de presser le récit de son père mourant. Ce fils qui a la même fatuité que moi lors des évènements.
Peut-être devrai-je me taire, taire la mémoire. Non. Je ne veux pas aller à Dieu en gardant pour moi une vision démoniaque.
   __ Oui. J'ai cherché longtemps. mes souvenirs de la région, de la route exacte tenaient du vague. Un moment j'ai presque douté de ma santé, si le chevalier surgi de son gisant, le chevalier revenu, si c'avait été une hallucination. une vision.
 __ Et ?
Là je sentis mon corps se tasser contre les draps jaunis, je n'avais plus beaucoup à vivre, déjà mes yeux se révulsent. Pourvu que.
__ Immédiatement je reconnus l'endroit : le château effondré sur la colline, le sinistre clocher.   Seulement.
Mon fils se pencha vers moi, comme s'il voulait boire mes derniers souffles. Etonnant.
Il  n'avait jamais fait preuve d'une telle curiosité à mon égard. Ah !
Maintenant ça ne compte plus, tout ce que je vois désormais c'est une armure avançant devant une église sacrilège, et ces orbites monstrueuses, brillantes, traversées d'éclairs verts sulfureux, ces orbites me poursuivent, je perds du terrain, bientôt je serai rattrapé.
__ Le village avait disparu.
Il est là, avec nous. J'ouvris la bouche, voulus hurler, je suffoquai, mon stupide fils veut m'aider, geste si vain, ma dernière vision c'est le rictus approchant de mon visage, mon Dieu ! tout ce que je sens c'est l'épée du chevalier de Gueures sur mon corps, si réelle, caressant mon âme...

                                          
                                             Fabien BELLAT.
                                                          Arras, 19 novembre 2002
                                                          

 

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Le quai au paquebot

Le quai au paquebot

En bas, la ville. Une ville qui voudrait se nommer abri, havre de paix, et qui n'est que point de chute.
La chute tout court.
Entre le navire et le quai, donc la ville et ses gens, il n'y a qu'une passerelle. Mince, la passerelle. Un faux pas arrive vite. L'eau noire vous oublie tout aussi vite. Alors qu'importe que vous ayez été nabab du pétrole ou actionnaire de la Compagnie Générale Transatlantique.
Vous ne serez plus qu'une silhouette parmi les débris du port. Peut-être vous repêchera-t-on avant que le paquebot ne vous écrase.
Je ne veux pas descendre du paquebot.
Rien ne m'attend ici. La ville ne m'y engage pas. Je ne vois qu'une ombre.
Et le couteau acéré de la tour de la Gare Maritime, prête à retomber sur vous, sur le paquebot, vous couler, vous noyer.
Les trois cheminées toussent. Ou plutôt les deux : la troisième cheminée du Normandie n'est que factice. Une illusion encore dans ce monstre noir et rouge.
Le Normandie geint de se trouver enchaîné au quai. Je gémis de me retrouver prisonnier en France. Avec l'impression désagréable de ne plus pouvoir y vivre que des sentiments sinistres.
Avec l'hiver cela paraît normal, la pluie sur la mer, le port en silhouette de grisaille, le paquebot sifflant sa rage, déchirant le ciel bas de son cri rauque.
Tous sont descendus. Ils ont quitté le Léviathan transatlantique, ils ont quitté les panneaux de laque, le cinéma, les ambiances feutrées, les statues hiératiques, le luxe soporifique, parce qu'ils veulent vivre à terre. Je ne veux point quitter ce palais flottant. Il me semble moins cruel d'exister dans cette prison raffinée, si hors du temps, cette prison dont les colonnes tanguent, à vous faire vomir, vomir toujours face à l'absurde instabilité du palais égaré dans la tempête liquide.
A terre ne m'attendent que les espoirs putréfiés. Non ! Rester près du quai au paquebot, ne surtout pas rejoindre la passerelle, demeurer dans l'arche - même si elle finira par couler.
Tout, plutôt que la ville enlisée.
Tout plutôt que les fantômes venus me chercher au pied du quai. Leurs visages m'inquiètent depuis longtemps. La peur de leur ressembler, de dire : voici ma famille.
Je suis un passager comme les autres.
Un passager obstiné à faire durer le temps sur le paquebot, enchaîné à sa proue, mains rivées sur son impeccable bastingage d'acier sombre. Mains crispées, trempées, livides, inquiètes, couronnées des lettres «NORMANDIE ». Un jour disparaîtra le paquebot. Moi avec. Cet endroit existe pour mourir. L'oubli avec son naufrage.

Fabien BELLAT
Le Havre, 10 novembre 2002

 

[Note d'Erbefole : Fabien broie du noir. Cela se voit. Faut dire, Le Havre.]

 

  

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Les Carnets Intimes
Requiem pour un cœur brisé…

D’Axel de Saint fonnare

 

Prélude

Rends moi mon visage…

 

Prose 1 “14 février 2002 ”

le 1 avril 2002

    Je dédie ce texte à Chris… M…, en reconnaissance de toute la souffrance qu’il m’a faite subir.

           Aujourd’hui voit éclore une fleur… battue, rossée, désolée, elle est poursuivie par un monde froid et cupide que même Cupidon dans sa folie Amoureuse a quitté… d’un saut…  d’une corde.

La fleur naïve, observe, impassible ce paysage infernal sous une allure au combien angélique qui tout autour la berce…. Elle observe et n’y entend rien si ce n’est un leurre… un chant spleenétique raisonne, la fleur agonise : de part en part ce paysage maudit lui perce le corps…

Elle hurle de douleur en voyant se rappeler à elle toutes ces années stériles, défilant, et submergeant son esprit, telle la menace d’un jour aux lendemains obscurs qui coulent dans ses veines et le détruisent, le rongent, le dévorent à petit feu ; une obsession métronomiquement réglée se met à le traquer.

Mais déjà ses feuilles sont délectées par les vers immondes, les charognes qui ne cessent de l’interpeller comme lui dire : “ Regardes. Tu meurs ” avec un désagréable ton joyeux.

Impertinents, ils continuent : “  Tu pars en lambeau, tu n’es déjà plus rien, c’est ainsi que nous t’aimons : impersonnelle, froide, matérialiste, concupiscente. Occupée par ton corps, ulcérée de ta Vie aux conditions serviles, bondée de remords : pleure, cela ne changera rien, de toutes façons nous te mènerons droit dans le Schéol le plus innommable ! ! ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! ”.

Le rire théâtral emplissait déjà toute la Terre, et le peuple des enfants de la Création ne percevait pas non plus l’appelle au secours de la fleur.

Le Petit Prince omniscient était partit de son coté voir les hommes, et elle, pauvre petite créature insignifiante n’avait désormais plus de protecteur attendrit, et plus d’épines qui de toute façon ne servait qu’à donner l’illusion d’une force fallacieuse ; le renard avait fait son œuvre : “ je n’ai pas su t’apprivoiser, mon tendre Petit Prince ” se lamenta-t-elle.

Les larmes les plus épaisses de sa vie roulèrent sur ses joues, elle ne pleurait jamais, elle n’en avait pas le droit : “ il faut se montrer forte ”. Les vers montaient, les larmes tombaient… s’écrasant dans la poussière du monde telle une caisse vide qui résonnait au loin tel un tombeau ouvert à tous les rêves déchus.

La corolle des pétales s’étiolait, perdant de leurs couleurs jour après jour ainsi que la vérité perd ses intimes : “ le paravent est loin, le soleil se couche. Amour insolemment, tu m’auras montré ton sourire édenté : Tu peux donc être  fière de Toi, Ô Mort. Même lorsque je regarde les étoiles plus personne ne rigole… ”. Et la fleur soupira……

 

Prose 2

Pourquoi les hommes sont des bons à rien...? -  8 juillet 2002, 00:20

d’après les prélude et fugue N°4 de J.S.Bach,
1° Volume du clavier bien tempéré, par S.Richter.

“ Personne ne peut entrer à l’intérieur
de ce précieux diamant glacé qu’est mon cœur.
Pas un Ange, ni un soupire de désire,
ni l’Amour d’aucun homme,
ne pourra jamais emplir mon cœur...
ne pourra jamais emplir mon cœur... ”
(
textes japonais extrait de l’album Sympathique de Pink Martini,
traduction personnelle)

Si seulement on pouvait encore entrer dans ma vie...

Personne ne le peut car je ne souhaite plus que mon âme baigne dans les sourds coups des douloureux effrois que les insipides et fallacieux font subir à l’humanité entière dans leur rage débridée de consumer la vie dans une extase diabolique et despotique.

Si quelqu’un encore le voulait encore, malgré tout, je lui dirai : “ Que la chance soit avec toi, car il ne subsiste ici, qu’en ces terres stériles et arides, que désolation et chaos... ”

La rose n’est plus arrosé par un petit prince, qui ignore la beauté du simple de son petit rire moqueur, et recherche, dans sa frénésie, la perfection, dans un aveuglement que lentement le broie.

Seul le chant d’une fugue de Bach au loin point dans l’horizon évanescent... un chant de l’âme qui sommeil en la pensée abyssale, et croît d’une stagnation morbide d’une activité souterraine grandissante...

Ainsi, mes Frères, mes Sœurs, je vois couler les jours de ma vie tels les grains du sablier du temple de mon corps... passent les lourdes nuits, meurent les tendres espoirs, trépassent les langoureuses étreintes... et finalement, vole mon esprit aquilin, croisant les hautes sphères des harmonies suprêmes pour laisser enfin Adam et Dieu se toucher du doigt en un rêve d’un improbable et onirique lendemain...

00:25

 

Prose 3

Le 14 juillet 2002, entre 15 heure 30 et 15 heure 55

Le romantisme est mort, c’est moi qui l'ai tué, d’une balle dans la tête, afin de l'achever, vite, sans douleur, pour qu’il ne souffre plus… c’était bien plus “humain” que de laisser ainsi un pauvre diable candide hériter de toutes les misères de l’Âme humaine noire, au cœur desséché, aux croûtes purulentes.

Il hurlait, comme un fauve, à mes oreilles, la nuit, m’étranglant de solitude dans la torpeur de mon lit gelé ; un soir qu’il était bien seul, il vint à ma rencontre, lors d’une nuit d’évasion, loin des tourments que le quotidien sait m’infliger.

Ses yeux inondés de larmes lourdes, baignés de chagrins amers croisèrent les miens et m’interrogèrent. Nous communiâmes au bord des sites éphémères que partageaient indéniablement nos même tourments, nous nous enlaçâmes pour nous consoler l’un l’autre de nos chagrins réciproques.

Point n’était besoin d’autre chose que ce simple geste pour moi, pour lui, car déjà c’est bien plus qu’il n’y paraît car cela venait du cœur sans autre prétention que la pure bonté, et cela hélas nous manquait.

Il parla, il parla abondamment, il me montra ses blessures ; celles qu’il s’était infligé, et celle que d’autres lui avaient avidement faite… ils lui avaient dévoilé la face du mensonge, du mensonge le plus commun : de belles dents bien propres, une beauté intérieure inventée  et surfaite, une apparence qui était bien horriblement trompeuse, à la quelle il avait malheureusement tant de fois succombé… et lorsque ce qui était convoité était obtenu, il n’avait plus que vaguement une place dans le décor… il ne fallait faire de bruit, être juste là pour satisfaire, et encore…

Nous fondîmes tant l’écorchure qui était sienne n’était aussi que trop mienne… rassasiés de nos vies, il reprit la route, il faisait noir, la brume au loin, poussée légèrement par une brise lente, me le faisait disparaître ; je retournais me plonger en mon arctique…

Un soir il revint, tout de bleus couvert, tout de crachats englué, tout quasiment de sang vidé…

Le romantisme est mort, et c’est moi qui l’ai tué…

 

Intermède

Mens moi sans hommage…

 

Prose 4 

écrite les 15, 19 juillet

            Un regard, un instant fugace, et déjà, tu te rapproches... tu me parles et tu fais semblant de boire mes paroles, patiemment, avec une attention touchante (même si finalement feinte...). Je te parle, tu me souris, et même s’il pleut et que cela brouille les yeux, on est bien l’un avec l’autre, au bord des terrasses du Paradis, tout d’un coup ne semblant plus artificiels...
            Les chants du monde qui nous entoure s’atténuent quand nos regards s’échangent, quand nos paroles se croisent, et que nos rires sont lancés aux quatre vents qui les emportent au gré insouciant du temps qui passe et semble disparaître...
            Le café arrive, on boit, on se dévisage, j’essaie de te percer à jour tout semble trop beau pour moi, si naïf ; mais pourquoi donc se méfier, tu dis que tu me comprends, et tu ne m’interromps jamais, comme pour le signifier à mon aveuglement croisant... 
            Alors, les mots courent, jaillissant de part et d’autre, les idées se brouillent de profusion, s’entrechoque avec sympathie et sans violence, comme ta présence devient agréable et bonne pour moi...
            Une douce berceuse m’enveloppe ; avec la douceur sensuelle d’une voix qui me porte, je te dis tout, mes tracas, mes joies... tu acquiesces, et ton regard complice me comble d’extase... et m’enivre...
            Nous sautons l’un sur l’autre comme des enfants en mal d’Amour et en mal de Rêve, nos baisers sont fougueux, et j’en suis couvert plus qu’un arbre mur ne l’est de feuille ; ta tendresse est brûlante, elle m’irise faisant vibrer mon Être jusqu’au très fond, au point de ne plus pouvoir maîtriser le tremblement qui s’empare de mon corps... mon Âme est conquise...
            Revenir chez toi est pour moi le comble du bonheur, je prends plaisir a t’aider, à faire la vaisselle, à ranger quelques menues affaires qui traînent ; mais... pourquoi au bout de quelques jours m’es-tu si distant ? Pourquoi le froid vide remplit-il l’espace au point que moi-même je semble disparaître ? ...
            Cette nuit là, j’ai pleuré... j’ai beaucoup pleuré... et, après avoir vidé mon corps de toutes ses forces,  j’ai réfléchi. Pour toi je n’étais (déjà !) plus rien, au point que tu ne prenais plus dans tes bras et que le seul geste de tendresse que tu avais consistait à me remplir  l’estomac de café... en espérant que cela comblerait tes manques et que je te laisserai tranquille, n’intervenant dans tes projets que lorsque tu l'aurais voulu.
            Je n’étais plus qu’un objet pour toi, et tes intentions envers moi n’étaient que tels pour moi ; je comprenais qu’avec toi, j’étais encore plus seul qu’avec moi-même ; et au milieu de la nuit, alors que je décidais de revenir à mon état d’avant toi, allumant ma cigarette, je m’effondrais ; et un cri défigura l’espace paisible des champs neutres...

“ NON ! ... ”...

 

Prose 5

écrite le 22 juillet 2002

Dis… dis moi, toi, le tendre… toi, qui me tends cette main, cette main, large et douce,  aux contours délicats. Toi aux pupilles brillantes de joie quand tu me vois, toi m’accueillant toujours avec le sourire de la réjouissance, pourquoi le fais-tu ? Pourquoi agir ainsi ? Pourquoi venir hanter les vestiges de la terre stérilisée et morte qu’est devenu mon cœur ? … qu’est devenue mon Âme ? Ne vois-tu pas que la main qui s’avance me trouble, embue ma vision, fait grelotter mes membres déjà tout tremblants de l’anxiété qui empli ma vie ?

Laisse moi la paix, ou parle, et sois sincère ! … Non ! Non, arrête de courir dans ma tête… Doute, tu m’égares en de profondes incompréhensions, en de torrides exaltations qui ont annihilées mes forces vives et intérieures… Tu me replonges dans l’éternel questionnement à cause de cette main, et tu éviscères les immanences et les arborescences de ma conscience ; tu me tues ! (et pourtant, je sens tout au fond de moi que ce n’est pas là ce que tu souhaites…)

Et ce regard qui persiste sur le mien… ce regard… mais qu’est ce qu’il veut dire ? Je suis privé de mon discernement quand mon cœur bat à tout rompre, quand ma vision se trouble, quand ma bouche s’assèche - comme subitement pleine de verre brisé, que mes jambes me font chuter, que mes pensées font plus de bruit - me donnant l’envie d’étouffer de mes mains ma tête réclamant le silence qui refuse de m’apporter sa grâce - que la légion de tous les morts que l’humanité compte ! (comme me couvrant de leurs plus hauts sarcasmes) Ah, que tout ceci m’oppresse ! …

Mais, vois le ! Parle ! Dis ! Dis ! D…

“ Je veux que tu sois parmi les rares personnes que j’appelle mes amis car je ne veux  pas entacher notre affection réciproque d’un élément qui serait destructeur… ”.

           

Je suis désormais libre d’exprimer mon bonheur d’être avec toi sans avoir la crainte rampante que mes cauchemars, maintenant quotidiens, ne s’accentuent ; car si tu es simplement mon ami, alors toi, tu ne seras que bon avec moi, et tu seras le plus beau jour de ma vie, en toute humilité, car nos échanges seront vrais et purs, car j’ai peur de l’Amour plus que de la mort et de l’oubli, car j’ai peur d’accorder ma vie plus que de subir la souffrance et la maladie, car l’Amour est la lèpre maudite qui fait de moi désormais une loque errante avec le vent comme unique compagnon de route… 

Gloire soit rendue à l’homme vrai ! Malédiction à toi, le peuple des menteurs ! Sois renvoyé au monstrueux enfer qui t’accoucha !

 

Epilogue

Touche moi sans honte...

 

 

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 Babel des livres

A Joseph Trotta

Accumulés, croulant, disparaissant, rejaillissant dans une colonne dantesque de papier, les livres sont ici chez eux.

C’est leur domaine, placés entre amis ou haines d’éditeurs, comme voisins malgré eux.

Une pile est déplacée, voilà qu’elle tombe.

Apparaît providentiellement le livre recherché depuis toujours par quelque bibliomaniaque.

Déambulant dans la caverne, coincé dans une impasse de reliures, marche arrière, il faut bien se retrouver dans le labyrinthe d’encres et d’imprimés.

Mais l’image dominante en ce lieu, c’est la tour. Babel des langues réunies par la grâce bouquiniste, latin et russe se gaussant de frontières, esperanto et français voisinent, théâtre de Labiche en duel avec Camus, beuglements du Flaubert apprivoisé, médecine narguant la religion, opéra et série noire: grand ballet où valsent les lecteurs. Amateurs et clients pillant les bibliothèques écartelées —pont roulant, naviguant sur leurs rails, faisant coulisser en flux et reflux des bataillons de livres au sein du paquebot aux multiples ponts qu’est devenue la boutique.

Et le bouquiniste-commandant règne sur son empire de littératures, droit de vie et de mort sur ses sujets sagement rangés dans leurs étagères —ou filant sournoisement sous des piles obscures.

Mais le grand maître reste le livre. Il est l’esprit supérieur, divinité aux noms et titres infinis, idole innommée à force de pages multipliées comme des pains de l’âme derrière de hiératiques couvertures. En cette Babel des livres, on peut s’engloutir avec délices dans la somme des divers savoirs du monde.

Aussi les livres triomphent-ils de tout rival, protégés comme ils le sont par leur bastion aux défenses cumulées, avec autant de murailles qu’il y a d’ouvrages.

C’est à dire une infinité de bouquins aux armures patinées, un univers de pages crissantes, un macrocosme de doctrines altières.

Quelle que soit la divinité du moment, quels que soient les peuples qui l’édifient sur le papier, quelles que soient leurs langues et cultures, Babel des livres n ‘est pas prête de crouler.

Fabien BELLAT
Rouen, 28 janvier 2000

[le texte est affiché dans la boutique du bouquiniste Joseph Trotta]

 

 

 

MALADE
(Je dédie ce texte à mon ami Sébastien Erhard)

Je suis atteint d’un mal incurable.

Ce n’est pas un cancer, ce n’est pas un SIDA, ce n’est pas une tuberculose. Les médecins n’ont jamais été capables de mettre un nom dessus. Tous, ils restent perplexes devant mon cas.

Et pourtant, je sais que je suis malade. Que voulez-vous que je vous dise ? Ces choses là, ça se sent. Ou, du moins, je le crois. Le problème, c’est qu’avec ce machin là  on ne peut raisonnablement avoir de certitude.

La maladie s’est-elle éteinte d’elle-même ?

Est-ce une accalmie ? Durera-t-elle longtemps ? Aurais-je une rechute fiévreuse demain ? Ou tout à l’heure ? Ou dans deux minutes ?

C’est cruel, l’ignorance de son mal.

Je suis persuadé que c’est l’un des pires.

Sournois, pervers, douloureux, inévitable, terrible, dégradant, ne laissant  aucun espoir, telle est sa carte de visite. J’ai souvent rêvé que j’en guérissais. Cela m’aurait délivré de l’impitoyable dépendance qu’il me fait subir.

Mine de rien, on le croit bénin et, en fait, il vous torture dès qu’on parvient à l’oublier. Un instant sans penser à mon mal et – hop ! – le revoilà qui accourt au galop. Désespérant !

Quelquefois, je me dis qu’un petit suicide aurait réglé efficacement la question.

Mais, voilà, je me berce encore de l’illusion tenace d’une hypothétique guérison. Douce, indispensable et hypocrite illusion. La pression étant trop forte, il m’arrive parfois de hurler détresse, d’exprimer le calvaire qui m’habite en un rédempteur éclat…de voix. Après tout, ça soulage.

Enfin, on fait avec les moyens du bord.

Mais n’allez surtout pas me prendre en pitié !

Je vous regarderais alors avec un viscéral mépris. C’est que ma maladie, j’y tiens ! Elle est ma lumière, ma vie, ma mort, mon espérance, ma raison d’être !

Enlevez-la moi et je ne suis plus rien.

Ca, ce n’est pas une chimère. C’est ma dernière certitude.

Car je sais que je suis atteint du plus flamboyant des maux, du plus irremplaçable des fléaux, du plus enviable des virus.

Je suis rongé par le plus beau des dons empoisonnés légués à l’humanité.

Je suis malade de littérature.

 

Fabien BELLAT

Paris, 21 octobre 1999

 

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Éphémérides de Versailles

 

 FABIEN BELLAT, OU LE LOUIS-QUATORZIEN MALGRE LUI

Préface aux Ephémérides de Versailles
(de Clément Lemoine)


S’il existe sur terre une manie qui m’est désagréable, c’est bien celle qui consiste à placer –avant un texte !- une préface qui lui est consacrée. Je suis sûr que vous éprouvez comme moi une sainte horreur à l’idée de vous voir imposer une vision du livre étrangère à la votre. Répétons-le une fois pour toutes, la fiction n’est valable que si elle ouvre sur d’autres fictions, différentes entre elles selon la personnalité du lecteur; dans cette optique, comment voulez-vous qu’une préface soit autre chose qu’un tuteur tyrannique pour la folle imagination ? Qu’il me soit donc d’avance pardonné d’être, pour un temps, un lecteur privilégié de ces Ephémérides de Versailles : je n’ai pas l’intention de savoir les lire, et vous ne trouverez dans ces pages, pauvres boulimiques de connaissances que vous êtes, que suggestions de réflexions entremêlées d’interprétations évoquant fort des calembredaines, toutes phrases que vous devrez oublier dès que vous entrerez dans le texte proprement dit : c’est alors que commenceront les choses sérieuses.

Maintenant que j’ai assuré ma défense, permettez-moi de commettre ce petit sacrilège, terriblement égoïste mais tellement agréable, qui consiste, en dépit de toutes les règles d’un bon roman d’aventures, à raconter la dernière page : Fabien Bellat quittera Versailles.

Car la question finit inexorablement par se poser à l’esprit du lecteur, tiraillé jusque dans ses intestins par un terrible suspens hollywoodien : partira-t-il vraiment ? D’abord engagé comme gardien auxiliaire pendant l’été, notre héros acquiert de page en page et sous nos yeux de courtisans la propriété du château. « Versailles m'appartient » nous dit-il textuellement alors qu’il rôde dans une aile encore déserte au petit matin. Et de manier les clés, et de prendre possession des lieus …

En fin de compte, Fabien Bellat trouve au château un triple statut : garde, guide, et propriétaire. Garde, il l’est officiellement, avec la bénédiction de la République, qui, aveugle comme elle est, a imprimé sa marque côte à côte avec sa signature. Mais c’est sous le masque qu’il s’approprie les titres de guide et de propriétaire, par un entrelacement de la cause et de l’effet, le maître des lieus devenant amphitryon et le connaisseur devenant acquéreur ; c’est tout un jeu que l’écrivain développe vis à vis de son décor. Prenons un exemple, parmi cent : il nous dit malicieusement, à propos d’un de ses collègues, qu’il mérite d’en être « le possesseur en esprit ». N’est-ce pas revendiquer pour lui-même, de façon tout à fait explicite, une action du château ? Le maître des clefs est aussi celui du domaine et celui des mystères.

Il faut dire que cette triple appropriation est assez représentative du personnage, qui n’aime rien tant que ranger dans sa poche les scènes sur lesquelles il joue. Ouvrons une parenthèse nostalgique : j’ai connu Fabien Bellat au lycée Condorcet, et déjà il avait ce regard passionné et pressé dans la découverte des lieus qui nous entouraient. Pour nous il organisait les visites guidées des grands sites parisiens, rentrait dans n’importe quel bâtiment un peu intrigant sans y être convié, aussitôt qu’il avait trouvé la porte de service, et choisissait implacablement pour préparer ses exposés des contextes architecturaux exceptionnels. Souvent les églises avaient sa préférence. Je me souviens particulièrement d’avoir répété un commentaire sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat au cœur de Saint-Augustin : autant le futur chroniqueur était à l’aise, autant son malheureux préfacier était gêné. Tel est F.Bellat : il s’approprie les décors dès le moment où il y pénètre ; la rue elle-même devient son territoire, et il faut avoir la force d’un marcheur confirmé pour le suivre sans être semé quand il s’aventure dans les méandres des boulevards parisiens. J’en ai fait la triste expérience, moi qui tiens plus du rang d’oignons que du randonneur. (Comme chacun sait, les oignons sont particulièrement immobiles.) Esquivant un passant à gauche, doublant un touriste à droite, il enregistre sans s’arrêter les dates et les styles des monuments qui l’environnent. Pas de flânerie inutile : il sait toujours où aller, même s’il n’en avait aucune idée avant.

En somme, c’est de cette manière qu’il nous fait la visite de Versailles : traversant sans escale les salles et les époques –à votre gauche le salon de Mercure, et sur votre droite vous pouvez apercevoir l’antichambre de la reine, par ici Messieurs-dames, ne traînons pas s’il vous plaît- pour s’arrêter dès qu’un détail particulier fait naître une vision, avec ou sans ordre de ses supérieurs. F.Bellat est alors comme en transe et il semble se laisser pénétrer par le décor : le Palais s’invite à l’intérieur de son enveloppe terrestre, à tel point qu’on ne sait plus, à travers les lunettes du narrateur, si c’est le monde qui regarde Versailles ou Versailles qui regarde le monde.

Les images et les mots tombent, dictés par une écriture anti-surréaliste : ici règne le Lieu, et l’esprit comme l’inconscient se prosternent devant le Grand Pan géographique. Les salles et les tableaux foisonnent ? Fort bien, les mouvements foisonneront de même dans la narration de ces Ephémérides. Pourtant, on se souvient des débuts surréalisants de ceux qui n’appelaient pas encore leur bannière Erbefole, mais l’Expérimentalisme, et auxquels Bellat a toujours apporté de nombreuses contributions : peut-être le Château est-il un de ces lieus d’Absolu devant lesquels on ne peut que se renier ?

Toujours est-il qu’il me faut, malgré tout, admettre que l’artiste ne se contente pas de recevoir : il recrée, il déforme, il remodèle, il oppose aux ordres du décor sa propre résistance, et s’installe, non plus seulement comme témoin ou médium, mais comme acteur ironique de la nouvelle vie des murs.

Ne trouvez-vous pas étrange que ce soit en entrant dans la Galerie des Batailles qu’il nous parle de son décalage avec les pierres défuntes de Versailles ; que ce soit dans cette même Galerie des Batailles que se rassemblent les Chevaliers de Malte, lors de l’épisode le plus mystérieux du Journal ; et qu’il aille jusqu’à revendiquer, en plus de cette éternelle Galerie des Batailles, une Bataille de Versailles !  Allons, ce serait naïveté que de croire là à des coïncidences nées de ses obligations professionnelles. Tout vous apparaîtra clairement dès que je vous aurai rappelé l’origine latine de Bellat : bellatus, qui fait la guerre. Eh bien, n’est-ce pas là l’ironie la plus ambivalente qui soit ?

Il y a même plus sournois encore : prévoyant les médisances que j’allais répandre sur son compte dans cette préface, il s’est hâté de dresser mon portrait (déguisé, bien sûr) en la personne de ce fameux François Lemoyne qui apparaît ici, je cite, comme « le Premier Peintre du Roi » (vous-ai je déjà parlé des ambitions régaliennes de Bellat ?) et de qui il nous précise : « L’œuvre de Lemoyne cache tout Versailles à elle-même ». Ma fonction de préfacier semble à chaque ligne avoir un objet plus flou, au fur et à mesure que Fabien Bellat s’invente de nouveaux personnages et change de casquettes pour endosser celle de pompier ou de chasseur de touristes.

Aussi la fin de l’écriture, telle qu’il la propose, est-elle ambiguë. Il ne veut pas comprendre, mais modifier. Jamais il ne s’agit d’être visuel, mais d’être visionnaire.

Quelle approche le néophyte peut-il avoir de Versailles, sinon celle à laquelle nous ont habitués le cinéma et les images d’Epinal ? Instinctivement, nous lui donnons une double perspective, spatiale et temporelle : le Grand, l’Ancien Versailles. Un bâtiment marqué par les ans et les intrigues de cour, un peu poussiéreux sans doute mais évoquant les grandes époques révolues de l’Histoire de France avec ses majuscules, sans plus de précisions. Aussi ne peut-on s’empêcher de faire siennes les remarques des touristes ; je sais pour ma part qu’un château m’impressionne d’abord par la hauteur de son plafond et par la date de sa construction. Ou du moins que j’enveloppe dans la même catégorie vague et inconsciente le Louvre, Versailles et les Invalides, sans m’acharner à les distinguer.

            Mais F.Bellat n’est pas un touriste, et le lecteur de ces Ephémérides sait que c’est un point qui lui tient à cœur. Son imagerie versaillaise, ce n’est pas celle des livres d’histoire, ce n’est pas non plus celle du cartographe, c’est celle d’un artiste-historien se revendiquant comme tel.

Les lettres et l’histoire ont toujours fait bon ménage, mais osciller ainsi entre les deux relèvent d’un équilibre pour le moins subtil, que l’on pourrait même qualifier de précaire ; c’est sur ce fil que marche délibérément F.Bellat. Evoquons au passage le roman qu’il prépare depuis longtemps, épopée fantastique du pouvoir et de la conscience, dans lequel votre serviteur a l’honneur de servir de source pour un personnage. Notre auteur y tient -déguisé- son propre rôle, mais sous la fonction d’historien du régime… Que l’écrivain ait pour objet de mettre par écrit non seulement les images du passé, mais aussi celles du futur, voilà bien un trait représentatif de l’écriture de Bellat.

Ainsi, nous avions le Versailles du passé et celui du présent, celui de Louis XIV et celui de Sacha Guitry, celui des touristes, appareil photo en bandoulière et celui de la Révolution française, celui de Bismarck et de Clemenceau et aussi celui de Bruno Podalydès… Fabien Bellat leur oppose un Versailles de l’instant, où le temps et l’espace fusionnent dans une vision-cathédrale. De là viennent ces pages furieuses où le château s’emporte au delà de toute mesure, où les œuvres s’animent, où les murs se cabrent.

Ne nous y trompons pas. La visite qu’il nous est donné ici de faire n’est rien moins que révolutionnaire. F.Bellat, sur ses manuscrits, utilise de l’encre rouge (ou noire, ce qui n’infirme pas mon propos). Belle ironie dans la transformation du site versaillais classique en un cadre de révolution… Si Marx avait signé le Capital avec Bellat, le livre se serait intitulé la Culture et la face du monde s’en serait trouvée changée. Parfois, c’est Trotski qui semble apparaître pour faire table rase de la tradition : du moins il s’agit bien de tout bouleverser. « Versailles, lieu du fantastique classique », dit-il. Ces Ephémérides font naître les images là où elles n’apparaissaient plus à force de ressassement ; elles passent l’aspirateur dans des coins d’Hardouin-Mansart où s’accumulait la poussière. Qu’on me pardonne de le citer un peu longuement : « Versailles a suscité tant de proses dithyrambiques et médiocrement inspirées, dont la sécheresse dénature, caricature le concept du classicisme qu’il est grand temps de reconsidérer la poésie versaillaise. Pourquoi alors ne pas recourir au baroquisme ? Versailles aussi incarne une manière baroquisante, sous la solennelle défroque Louis-quatorzienne. Pour le recours surréalisant, l’approche semble plus ardue, mais le décalage d’un tel monument en notre époque inapte à l’épique est étrangeté ou bizarrerie en soi. Versailles encore autorise tous les rêves… »

Il s’agit donc de rêver Versailles. A l’heure où l’image est –aux deux sens du mot- cliché, F.Bellat revalorise la vision. Sans doute pas tant celle de l’écriture automatique surréaliste que celle du chamanisme indien. Le château joue ici le rôle du soleil que les jeunes sioux fixaient pendant des heures jusqu’à ce qu’il pénètre en eux –Grand Esprit aidant- et leur fasse entrevoir la Vérité. Avec Bellat la visite versaillaise se fait initiation, et chaque salle est une marche de plus vers l’accession à un absolu.

Cet absolu, si fondamental qu’il mériterait bien une majuscule, cet Absolu, donc, dont il faut bien parler à un moment où à un autre, cet Absolu, dis-je, ce serait l’Art. Avec une autre majuscule.

L’Art avec ses temples et ses idoles, dont il est à la fois le guide et l’initié. L’Art, avec son histoire et ses mouvements, avec la vivacité de chaque œuvre et de chaque instant. Ce qui se joue dans cette initiation, c’est l’intégration du nouveau présent, de la nouvelle vision à la somme des précédentes. Nous pouvons parler de révolution de l’esprit, d’intronisation de l’éphémère.

Il faut alors une nouvelle langue, apte à traduire un nouveau regard. Une langue qui ne se positionne plus en fonction d’un credo arbitraire mais qui se réenchante au mépris de la syntaxe. Et ce n’est pas un hasard si je parle d’enchantement. Le désordre apparent des phrases nous incite à rapprocher le texte des Ephémérides d’un grimoire magique capable des pires maléfices. Lisez ces pages à voix haute dans la Galerie des Glaces : quinze touristes tomberont foudroyés, ou bien les Glaces reflèteront brusquement d’autres temps et d’autres cieux, ou encore vous trouverez à vos pieds un gobelet en lapis-lazuli. En tous cas le château vous entraînera dans une dimension spatio-temporelle inconnue et vous ouvrira des portes insoupçonnées ; gare au dédale.

L’incantation fantastique hante Bellat. Elle le pousse à s’acharner sur un sentiment, sur une émotion, et à multiplier les expressions qui le ou la définissent –avec un certain désespoir. Elle le pousse à transformer, toujours, toute chose en ce qui lui ressemble : l’Orangerie en forêt, le château en pachyderme. Le style ne décrit pas seulement ce qui est, mais ce qui pourrait être.

Aussi, de temps en temps, ces Ephémérides virent au poème narratif. Bellat n’a jamais réussi à briller dans ses poèmes versifiés, dans l’ode ou dans le sonnet, (il le reconnaît lui-même) et il se venge en tirant ses phrases vers la musique, cette musique qui le tente toujours. Parfois, pour quelques lignes, le ton évoque l’épopée en prose, celle qu’il a exprimée dans les Villes évanouies ; le récit est poétisé.

Ce n’est pas pour rien que Bellat écrit en écoutant l’opium philharmonique : les danses slaves de Dvorak, fond sonore de la composition des Ephémérides, s’en rapprochent par la combinaison des genres. L’alliance de la musique classique et de la tradition populaire conduit dans l’écriture au voisinage du trivial et de l’éloquent ; et en définitive, la phrase versaillaise est tout entière musicale, faite d’envolées et d’éclats suivis de radoucissements mélodiques. C’est à cette frontière entre le sens clair et le son déclamé que l’incantation doit avoir lieu.

Oralité et renouvellement : la phrase bellatesque participe de ces deux domaines. Elle réunit l’âme primitive marquée par ses besoins naturels et la suprême décadence de l’art désincarné. Elle s’oriente donc doublement vers une temporalité déconstruite. Pas de monument intemporel, mais bien des « éphémérides », simplement mises au jour. Le terme est à prendre à la fois au sens étymologique du récit au quotidien et au sens plus courant de ces retours périodiques des anniversaires et des fêtes. Ces Ephémérides de Versailles développent non seulement le journal d’un gardien temporaire du Palais, mais aussi l’insertion de chaque seconde au sein d’une Histoire centenaire, faite de souvenirs cycliques et de célébrations annuelles. On rêve d’une présentatrice de la météo qui conclurait en disant : « Demain, 23 juin, nous fêterons les colonnes de Jules Hardouin-Mansart » …

D’autres approches de Versailles sont possibles, on l’a vu. Pour ma part, j’imaginerais volontiers une vision basée moins sur le souvenir que sur la pérennité du Palais. Le Château est d’abord un bâtiment, et la résistance au temps se fait dans la durée au moins autant que dans l’instant. Mais Bellat a suivi le conseil de La Fontaine, et a abandonné le chêne-éternel pour le roseau de l’éphémère. « Tous veulent leurs Eternides de Versailles », dit-il. Lui dédaigne un tel faux-semblant.

Bref, ici, l’éphémère est le roi authentique, et nous entrons dans sa chambre. Le style volontiers démesuré de Bellat reflète seulement l’universalité du souverain. Chaque phrase nominale est un portrait à la gloire de la finitude. Chaque digression est une moulure supplémentaire pour la salle du trône. L’écrivain vient décorer un palais imaginaire, construit sur les souvenirs et les prospections.

L’artiste est donc décorateur royal, hagiographe peut-être. Les rapports de l’art et du pouvoir prédominent dans l’œuvre de Bellat. On les retrouve dans son roman, où les tyrans s’appuient sur une maîtrise intégrale de la culture afin de dominer leur petit univers. Ici, le château versaillais porte la marque Louis-quatorzienne, et à aucun moment le palais ne perdra cette référence au pouvoir absolu. Dans la légende encore, c’est par l’art et la beauté d’un objet précieux que le roi va pouvoir s’immortaliser et continuer à exercer son hégémonie sur les générations suivantes. L’Art est à la fois quête du pouvoir (tel cet ancien aristocrate qui fouille le jardin pour retrouver le gobelet) et moyen de le conserver.

Alors on comprend mieux l’origine des Ephémérides. Gardien de Versailles, Bellat s’est vu institué gardien de la monarchie elle-même (cette affirmation le fera bondir, mais tant pis, c’est ma préface) : et quelle meilleure protection que celle de l’écriture, quand elle tend à l’œuvre d’art ?

Quelques temps après la rédaction de ce texte, désormais gardien au centre Pompidou, notre écrivain s’était demandé s’il pourrait réaliser un deuxième journal sur cette autre vitrine culturelle, mais le projet n’a pas dépassé le stade de la conception. « Il manquait irrémédiablement quelque chose, confie-t-il : la magie. » Cette magie, au risque d’être désuet, c’est celle qu’assurent des siècles d’Histoire et la marque d’un pouvoir absolu, passé et peut-être à reconquérir. Là est le paradoxe de Versailles : c’est dans le lieu des souvenirs et du trop-plein patrimonial que peut se jouer la réinvention du jour et sa transfiguration en esthétique. Seul un monde porteur d’immobilité permettra à l’instantané de se déposer sur la page d’écriture, comme la chambre noire nécessaire au développement des rectangles de lumière. Car la vie ne peut apparaître qu’en prenant appui sur la mort des choses, et seule une part de néant peut donner au démiurge la force de la création. Toute écriture est tension ; émergence et intégration d’une nouveauté radicale à un donné qui semble, une fois pour toutes, immuable.

Versailles est le lieu d’un combat. L’héritier du Grand Siècle part en guerre contre la vile populace, accusée des crimes infamants de médiocrité et de stagnation. Il bataille pour le trône, défie la piétaille, met en jeu la propriété du château et finit par se l’approprier.

Pourtant nous voilà revenus à ce qui faisait l’objet de nos premières remarques : Fabien Bellat a quitté Versailles. Il s’est tout autant abstenu d’escalader l’échafaudage pompidolien que de monter sur le trône du roi Soleil. Abandonnant toute velléité d’impérialisme, il s’est laissé guider par son sentiment démocratique et a quitté les lieux. (Re)lisons plus attentivement les pages finales où l’artiste/guide/historien de l’art fait ses adieux au château. Dans l’opéra, il choisit pour s’installer la loge royale, telle « une auguste majesté admirée par sa courtisane piétaille », et pouffe, réalisant immédiatement le ridicule de la situation.  J’aime le symbole de ce visiteur devenu châtelain, qui se révèle incapable de trouver la sortie. Devenu prisonnier de sa vision, le roi redescend, vers les fauteuils d’honneur, sur les planches, sous le parterre, et, quelques pages plus loin, « se fond dans le décor ». Comme un propriétaire qui finit par ne faire plus qu’un avec son domaine, et qui laisse une part de soi en le quittant. A la fin de la visite, rentrant à Paris dans un car de touristes, menés par son amie et collègue en Histoire de l’Art Sylvaine Plantard, Bellat refuse de laisser sa vision du château s’évanouir au contact de ses occasionnels compagnons de route. En roi dépossédé, il nous tend sa couronne sous forme d’encre et de feuillets. Il y inscrit, en lettres de feu, la maxime éternelle de tous les meneurs de jeu : « n’oubliez pas le guide ».

Bien sûr, Bellat vous dira que son attachement à la démocratie est sans faille, et que rien n’est plus loin de ses ambitions que le pouvoir. Bien sûr, la fascination pour la monarchie est inséparable de la condition même du visiteur versaillais, attiré et écœuré tout à la fois par le pourpre. Bien sûr, nous ne voyons ici qu’un artiste, aux prises avec la douloureuse question de la servitude vis à vis du trône, et finalement vainqueur dans la revendication de son indépendance. Bien sûr. Mais méfions-nous tout de même. Il ne faudrait pas lire ces Ephémérides comme la manifestation d’une nostalgie envers le roi Soleil et l’époque bénie de l’absolutisme. Messieurs les dictateurs en herbe qui allez commencer la lecture de ce journal, n’y cherchez pas la justification de l’alliance de l’art et du pouvoir en vue de manipuler les petites gens : au contraire, c’est à la révolution esthétique permanente, à la réappropriation par chacun de toute forme d’art que nous convie Bellat : à la recréation des standards de la culture dans la connaissance vraie, pour que le paysan puisse, à son tour, prendre en main le gobelet d’or.

Vous voilà donc, cher visiteur versaillais,  au seuil d’une œuvre profondément hybride : élitiste et démocratique, classique et révolutionnaire, réelle autant que fictive. En lisant les Ephémérides de Versailles, vous vous demanderez sans doute dans quel registre littéraire vous vous situez, dans le poème en prose ou dans le journal intime. Vous vous révolterez  contre ces phrases alambiquées aux adjectifs si curieusement pré-nominaux. Et puis vous prendrez goût à cette poésie quotidienne et un brin décalée, et peut-être en redemanderez-vous. Alors, vous pourrez écrire votre propre postface.

 

 

EPHEMERIDES DE VERSAILLES
(sixième éphéméride)

23 Juin 2001

            Versailles gare rive droite, 7h22.

Traverser la ville : quelle corvée. Façades grise. Murs délavés sans âme sans style sans vigueur. Toute une petite cité à cette image. Des morts-vivants. Au petit matin, voici l’impression qui semble devoir correspondre aux habitants de ce déliquescent écrin.
Malgré la sensation défavorable, on sent un urbanisme établi dans la seule finalité de valoriser le château. Point d’orgue. Apothéose. Perspectives inégalées. Voici ce qu’on voulait faire de Versailles.
Un symbole ; quitte à rendre la ville invivable.
Les symboles appellent tous les sacrifices. Des façades jusqu’aux existences…
La question se pose.
Une équivoque persiste.
Versailles est une ville avec un château, à moins qu’il ne s’agisse d’un château avec une ville. Bien subtil qui saurait répondre. Pour hasarde une opinion personnelle, je sens plutôt que le château couvre la ville. Il la couvre non pour la couver maternellement, mais afin de mieux l’étouffer.
Une strangulation dans les règles. Par le chantage de la splendeur et de l’esthétique.
Le crime, à l’heure actuelle, n’a toujours pas été revendiqué.
L’enquête piétine. Le meurtre continue, sous nos yeux. Oedipien, comme tous les assassinats. Trop ébahis, nous ne sentons pas la dague qui s’enfonce dans les entrailles de Versailles-ville. Le sang coule à flot. Une rivière. Un fleuve.
Les briques pleurent leur torrent d’hémoglobine. Ecarlates, elles figurent les seules pièces à conviction valables.
La pierre s’en lave les mains. (Ponce Pilate, va.) Cyclopéenne, elle tue plus discrètement : elle écrase sous sa masse. Engloutissement magnifique, sous de virtuoses architraves, mais écrasement bien réel.
Ah le barbare Versailles !
Si beau, si unique, si glorieux… si sanguinaire.
Multitude de membres broyés, poitrines enfoncées, têtes écrabouillées… Pour que le monstre étende son ombre par delà la ville blottie à ses impitoyables pieds. On ne le sait pas, mais depuis des siècles, le château
avance. Il dévorera tout.
Son appétit s’accommodera d’une cité, d’une banlieue, d’une capitale. La chose a déjà phagocyté nos imaginaires. Et si les esprits semblent déjà rongés, alors avec quelle facilité Versailles digèrera la matière…
Une lutte finale se déroule, inexorable. Le château anachronique contre le monde fasciné. L’art propagande triomphera. Des David et Goliath interchangés, non identifiables. Là se tapit le danger : derrière sa fragilité apparent, Versailles se mue en pachyderme de Troie, l’ennemi est dans notre place, il déchiquète les portes de nos âmes : il égorge, étripe, ravage, asservit.
Lyrique tyrannie.
Symphonie dont les notes sont les colonnes de Jules Hardouin-Mansart, oratorio dont l’agit-prop revêt la signature de Lebrun, concerto dont les bataillons paysagers clament la discipline géniale de Le Nôtre.
Sauve qui peut !
Le paquebot-château a commencé son invasion. Elle s’annonce indicible.
Donc je me tais.
Une autre invasion !
Celle de machines dans la cour épique. Mécaniques à quatre roues. Artefacts industrieux vrombissant en trombe jusqu’au cœur du décor Louis-quatorzien.
Quesaco ?
Des voitures. De banales voitures. Mer de pavé devient océan d’automobiles.
Klaxons. Carrosserie rutilant au soleil levant. Touts ces Bugatti, Hochkiss, Daimler-Benz, Buntley, Fiat, Skoda, violant le château. Ô l’inclassable viol ! Des Jules Hardouin-Mansart contre des Ettore Bugatti. Duel inégal. La lutte pétarade. La défense oppose sa minérale splendeur aux aciers qu’un trombone suffirait à défigurer. Mercedes K.O. contre Versailles, au premier round. Je ne sais comment prendre les gants de boxe du monument triomphant, pour signifier sa Victoire.

C’était une parade.
7 h 59. De longues, funèbres robes noires descendent des voitures, écrasant les pavés geignards. Des séminariste ? Des fossoyeurs ? Des hommes d’affaires ? Tout en même temps ?
Certes. Les interminables drapés nocturnes révèlent leurs mystères : la croix de Malte. Ce signe, ce dessin conquérant, appliqué à l’imaginaire cruciforme, est reconnaissable entre tous. Des chevaliers de l’Ordre de Malte. Quelle chevalerie. D’ailleurs l’un d’eux, sur ma demande, confirme bientôt mon pressentiment. Drôle d’armée. De nos jours, j’ignore l’activité de l’Ordre. Mais je crois me rappeler des images de croisades, de moines-soldats lancés à l’assaut de Jérusalem la païenne. Je ne me sens nullement l’envie d’un cours d’histoire. Donc je laisse tout un chacun s’informer du devenir contemporain de ce mythe parvenu jusqu’à nous.
Aussi, drôle d’armée. De longues silhouettes de corbeaux, aux cheveux argents, stigmatisés d’une Conquérante Croix. Leur lent, solennel, désaccordé défilé se dirige vers la chapelle. Ce paquebot mugit de toutes ses orgues. Les robes noires se pressent auprès des pierres gravées de tant d’autres croix. Et un déploiement impressionnant mais inutile de gendarmes, marins, officiers divers dispersés en groupes informes. Tous égarés dans le château en silhouettes anachroniques, avec leurs costumes relevant de cérémonials abscons.

Les militaires semblent révérer un décorum dépareillé. Quelques pompons de marins se perdent contre l’esplanade du parterre Nord. Des grades rencontrent partout la même indifférence de décors conçus pour d’autres célébrations.
On me dit que l’Ordre de Malte a beaucoup fait pour le château. On me dit également que la République ou un quelconque régime leur a accordé l’insigne privilège de célébrer chaque année, à la même date, au 23 juin, au Château de Versailles, l’élévation de ses nouveaux membres. Le renseignement, quoique non vérifié, paraît plausible. D’où cette marée de voitures dévorant l’autre marée, celle des pavés.

8h 07. J’abandonne les chevaliers survivants. Ce pour errer parmi les salons encore déserts. J’y photographie ce que je vois, en vrai touriste. Cependant, un touriste un peu favorisé. Puisque Versailles m’appartient. Nulle âme qui vive au sein des pièces aux allégories déclamant sans public. Aucune ombre humaine en dehors de la mienne pour troubler le silence religieux.
Peu à peu, on observe que les rhétoriques inscrites dans le marbre et les peintures se réveillent. Elles s’éveillent pour influencer de nouvelles recrues ; elles me laissent passage sans s’inquiéter de ce que je constate les balbutiements légèrement somnolents de leurs discours pourtant répétés, inchangés depuis des siècles.
Dans ce lever des symboles, j’observe des choses étranges.
Inédites, pour tout dire.
Le sexe de l’étalon que chevauche Louis XIV dans le salon de la guerre est indéniablement viril.
A la sournoise lumière du matin, par le hasard d’un rayon braqué sur la chose, je ne vois plus que cela. En temps ordinaire, j’eus plutôt relevé la fougue épique de la monture que domine le belliqueux roi, l’élan tout baroque de l’ensemble… Là, je ne vois que ce sexe, visible au point d’en être gênant. Cette verge comme absorbant tout le cheval, pour que s’opère plus rapidement le rapprochement entre la guerre barbare et la jouissance dominatrice…
Propagande par la virilité orientée ? Personne ne me suivra sur ce terrain, et pourtant je l’ai vu, vraiment vu de mes yeux, un matin du 23 juin 2001, vers huit heures.

Qu’importe, je poursuis mon parcours.
Galerie des Glaces traversée au pas de charge – en s’autorisant quelques glissades sur le parquet fraîchement verni. Cela présente l’avantage de circuler plus vite, mais le double inconvénient de moins bien regarder le décor et de se solder par une retentissante chute. Je m’apprête déjà à pousser une gueulante exprimant l’ampleur de ma déconvenue…mais le bruit énorme de mon corps tombant et l’écho non moins gigantesque qui s’en ensuit…m’en dissuade immédiatement.
Comme il n’y a pas de mal, je me relève – intimidé d’avoir troublé le sanctuaire. Plus sagement on coupe par les Petits Appartements, une ou deux portes dérobées et d’autant plus de couloirs glauques, lépreux de plâtre gris, murs prosaïques qui sont l’envers véritable des somptuosités habituellement visibles…et on débouche sur l’escalier de la Reine.
Salle du Sacre.
Contre les parois, les représentations épiques de David et Gros.
Seul face à David, à Gros, seul avec le Sacre, les aigles donnés à l’Armée, seul avec la Bataille d’Aboukir.
En ma tête s’élève un incroyable tumulte.
On couronne, on étripe, on proclame, on récompense, on décapite. Le tout avec la même solennité picturale.
Les sabres au clair, au loin, le fort d’Aboukir craint les armes de ces français orgueilleux débarqués en Egypte. Dans Notre-Dame, sous les yeux d’un Pape impuissant, Napoléon Bonaparte tient la couronne. Nous sommes le 2 décembre 1804.
La légende Napoléonienne est déjà là.
David le néo-classique, David le régicide, de ses pinceaux immortalisera la scène.
Déjà les armées françaises ont déferlé sur l’Europe.
Elles avanceront plus encore. De Valmy à Waterloo, il y a Austerlitz, Eylau, Rivoli…
Les Aigles planeront sur Moscou. Un grand brasier renversera le mythe. Bérézina s'annonce.
Ce Napoléon, figé sur sa toile, va se lever.
Sa légende, qui a hanté le monde, se ravivera. Et les visiteurs américains, qui n’ont pas su créer de telles mythologies, fuiront en criant devant l’avancée de cette
créature de toile et de pigments huileux, vêtue de la pourpre impériale …
Une grande panique secouera le Château.
Aboukir sera Versailles. Et Versailles sera Aboukir.

Les sabres sortiront des cadres et les impies seront transpercés.
Des pieds de grognards étonnés de se retrouver au vingt-et-unième siècle, par la grâce du pinceau de David et Gros, écraseront des appareils photos abandonnés dans la retraite générale.
Le cliquetis de leurs armures résonnera dans les salons du monarque Louis Quatorze. Le visiteur (de quelque nationalité que ce soit) qui ne se prosternera pas assez vite devant leur rage guerrière… ira asperger du sang de sa gorge tranchée les marbres assoiffés.
On fermera le château au public.
On ne saura trop comment maîtriser cette soldatesque longtemps enfermée dans la prison des peintures, dont l’énergie belliciste se trouvera décuplée par ce long sommeil.
Négocier avec eux paraîtra impossible. Les détruire impensable. On ne négocie pas avec l’irréel, on n’a pas à éradiquer son patrimoine.
Les médias gloseront des évènements fantastiques dont Versailles devient le cadre. Noria de savants rationnels très rationalistes s’épuisant à expliquer les inexplicables phénomènes issus des grandes toiles néo-classique. Les illuminés parleront de la Gloire de l’Empire, que David et Gros, complices, ont enfermée dans leurs œuvres, pour qu’un jour elles se réveillent et réparent l’humiliation de Waterloo…
Versailles, morne plaine…
Ce sera épique.
Ce sera fantastique.
Ce sera classique.
Et sanglant.
Et des cameramen impétueux, des photographes de guerre, des reporters sans scrupule (évidemment) monteront à l’assaut du Château.
Des échelles seront levées contre les façades d’Hardouin-Mansart. De traîtres gendarmes aideront à ce siège contre-nature.
Entraînés, vieux routiers de la guerre, les grognards ressuscités emprunteront les canons et autres mousquets ou épées de la Galerie des Batailles, et appelleront à la rescousse tous leurs camarades peints de cette Galerie…
Alors aura lieu une indicible bataille, pied à pied dans le Château de Versailles, des créatures de toiles armées d’artillerie également de toile réduiront en bouillie la curée journalistique, déchiquèteront les braves pandores. Des corps réels viendront dormir éternellement sur le lit de la reine Marie-Antoinette.
Dans la fumée des combats, dans le trouble guerrier des salons dorés, des rescapés verront avec horreur l’Empereur diriger lui-même ses troupes inattendues, surgies de représentations des combats de tous les siècles.
La déroute sera incroyable.
Malgré de grands renforts de militaires, malgré les mitrailleuses lourdes et incendiaires, amenées contre l’avis de la Commission des Monuments Historiques, rien n’y fera : on aura beau se battre dans la galerie des glaces à coup de bazooka, fusils-mitrailleurs, arbalètes, les êtres issus des couleurs de David, Léon Cogniet, Horace Vernet, Ary Scheffer, Eugène Delacroix, Frédéric Schopin, du baron Gérard… Rien n’y fera : les soldats nés de l’imagination artistique seront toujours victorieux.
Quelque survivant laissé complaisamment en vie par la soldatesque improbable et fuyant dans les couloirs du Château, pourra même apercevoir Louis XIV et Napoléon Premier se serrer leur main peinte.
Halluciné, il le dira à ses chefs.
On hochera la tête. Les généraux découragés comprendront qu’ils auront à moitié rasé Versailles pour rien, puisque les peintures le tiennent encore. Au dehors, on les entendra même s’atteler sans répit à la reconstruction. Dépitée, la France devra se résoudre à abandonner ce bijou de son patrimoine à ses légitimes occupants. Désormais on ne pourra plus admirer le Château que de loin… en imaginant tant bien que mal ce qu’y font les peintures réanimées.
Ce sera le dernier et plus grand mystère de Versailles…

Pour l’heure, je regarde ces fougueuses compositions et elles me regardent.
Comme je voudrais les réveiller ! (Je sais, je suis un grand criminel qui s’ignore, même si on me considère comme un criminel tout court.) je désirerais trouver quelque chose qui les provoque, qui les oblige à s’extirper de leur séculaire somnolence, pour que Versailles, en plus de sa Galerie des Batailles, ait Sa Bataille.
Lorsque les peintures s’animeront…
Aura lieu la Bataille de Versailles.
Ce sera la dernière des œuvres à ajouter à la Galerie.
Le triomphe de Versailles sur le monde et sur lui-même. Dès lors on pourra reléguer aux oubliettes la proclamation de l’Empire de Prusse, en 1871, dans la galerie des Glaces, où le Traité de Versailles dans la même Galerie.
Mais comme l’époque n’a rien d’épique… On devra attendre.
Les généraux n’auront aucun ennemi surréel à affronter.
En ce moment, la Galerie des Batailles supporte un tout autre affront. Dans l’immense surface vide des parquets, sous les yeux des protagonistes immobiles dans leur geste arrêté mais désapprobateur, on a placé les sièges et bancs pour la cérémonie des Chevaliers de Malte.
Sous l’Entrée à Paris du roi Henri IV (22 Mars 1594) du baron Gérard, on a placé de tristes, mystérieux panonceaux : « St Sépulcre Ordre de St Jean », « Dame de l’Ordre », « Corps Constitués ».
Si les oeuvres se réveillent aujourd’hui, les gens désignés par ces pancartes figureront les premières victimes, ou les premiers épouvantés du prodige.
Car ils le mériteraient. Ils ont entassés leur sale matériel dans la Salle 1830, radeau-tête-de-pont terminant le vaisseau de la Galerie et aussi le Château à son extrémité Sud.
Le roi Louis-Philippe faisant serment devant les Chambres de maintenir la Charte de 1830 par Eugène Devéria agite sa pantomime de déclamation lasse avec pour seuls spectateurs les yeux bovins de machines audiovisuelles.
Les drapeaux donnés à la Garde Nationale par Court serviront opportunément à dépecer les mécaniques sans gêne. Idem en ce qui concerne Les Hussards de la barrière du Trône commandés par le Duc de Chartres (4 août 1830) par Ary Scheffer où ces dignes combattants s’exerceront sur les tas de ferrailles avant de passer à une lutte un peu plus sérieuse.
Et la lecture de la Déclaration des députés à l’Hôtel de Ville, toujours de Gérard, apportera la caution officielle à cette étrange déclaration de guerre contre le prosaïsme contemporain.

            L’écho de mes pas s’éteint.

Les guerriers sont restés suspendus dans leur héroïque action figée.

 

9 heures
Chance ! Grâce à la générosité d’un collègue, j’échappe au Grand Couvert de la Reine pour m’installer dans l’exposition Lemoyne. Le contact des esquisses, des mythologies naissant sous le crayon de l’artiste sera plus aimable que celui d’un salon submergé par les flashes.
Tondo, modello, vues plafonnantes, allégories, se recouvrant peu à peu de leur drapé ou se découvrant au contraire, tout Lemoyne revit ici, dans l’ambiance feutrée des commémorations tardives.
Lemoyne suicidé, Lemoyne victime de Versailles, ici célébré des siècles après sa tragique existence interrompue de créateur.
Pourtant, personne ne regarde ces vestiges d’œuvres.
(…) Sans un coup d’œil (tristes touristes amputés de la conscience) pour les magnifiques ébauches de Lemoyne dont on sent pourtant le touchant effort de recherche du chef d’œuvre. Sans une once d’amabilité ni de politesse en s’adressant à moi. Pour qui me prennent-ils ? Pour un larbin ? Désolé, je ne sers que ceux qui font un effort minimum pour admirer Versailles. Je ne sers que ceux dont je surprends l’attitude émerveillée et respectueuse, ceux qui hochent la tête de satisfaction, ceux qui s’arrêtent devant un tableau en le comprenant ou en cherchant à le faire.
Pour ceux-là, je serai toujours disponible. Avec eux, je discuterai. Ils auront droit à un sourire et à toute l’aide que je pourrais modestement apporter.
Les autres… Ceux qui jettent leurs papiers par terre, ceux qui polluent le château en posant dessus leur œil bovin, vulgaire et ennuyé, ceux qui hurlent de leurs barrissements grossiers parmi les merveilles, ceux-là je ne leur réserve qu’une chose : mon mépris.
Encore, s’ils faisaient un effort… On serait disposé à oublier un peu ses préjugés et on tâcherait de faire bonne figure en les accueillant. En vérité, quelle que soit leur nationalité ou leur origine, ce sont ces touristes que nous devons surveiller : ce sont les premiers à vandaliser. Par leur mauvaise éducation. Par leur bêtise militante. Par leur indicible sans-gêne. Une époque a la culture qu’elle mérite.
Toutefois, une Japonaise m’a consolé pour toutes ces infimes déceptions.
Elle ne comprenait pas la technique des dessins. Elle me demande donc. Aussi, dans mon anglais un peu hésitant, je lui transmets les rudiments du dessin à la mine de plomb, au fusain, à l’aquarelle, au pastel, au lavis, à l’encre de Chine assortis d’estompages aquarellés…
Puis ce furent les sujets mythologiques, un peu hermétiques pour son imaginaire extrême-oriental. Ensuite nous avons discuté. Elle s’enquit de mes études d’histoire de l’art, me dit qu’elle passait bientôt son examen en droit, que Versailles était extraordinaire, me remercie pour tant de gentillesse. Je dois avouer que mon humilité fut mise à rude épreuve par sa souriante gratitude.
En tout cas si les combattants se réveillent, qu’ils exterminent les bourrins, les insolents, les barbares, soit. Mais on criera grâce pour elle, pour cette charmante Japonaise qui est venue vers Versailles avec innocence.

 

Fontaine de Latone, 13h27
Sous l'ombre des falaises végétales, le calme olympien d'une fontaine muette, réduite au silence d'une vasque d'eau miroitante. C'est une pyramide de sculptures sans public.
Blancheur du gravier. Minuscule tempête blanchâtre lorsqu'une chaussure foule ses étendues si vastes de perspective.
Vert un peu sidérant des buis domestiqués, luttant avec l'omniprésence blanche.
Bleu sans vague du grand canal.
.et silhouettes mouvantes de visiteurs épars, aussi chamarrés qu'au cirque, avec leurs couleurs joyeusement rutilantes. Les verts, blanc, bleus se heurtent en un lyrique combat.
Les arbres chenus s'imaginent rivaliser avec les buis coniques tels des instruments torturés.
En fait, ces arbres tyrannisés se désespèrent de leur taille stationnaire, eu égard aux géants les voisinant.
Encore une de ces rencontres à la David et Goliath. Sournois, Le Nôtre a veillé à ne donner l'avantage à aucun des protagonistes.
Versailles ne supporterait pas une victoire de guerre civile.
Tout doit s'harmoniser, même à l'encontre de la personnalité de chacun.
Alors les chênes, marronniers, buis, sculptures cohabitent, légèrement
médisants, mais composant au moins bonne figure tant qu'un visiteur peut surprendre leur étouffée discorde.
Lorsque aucun témoin. J'imagine les crêpages de chignon ! Les ragots à tout-va ! Les répliques assassines ! Les bouderies interminables ! Les tours pendables ! Les crasses qu'on ne s'épargne pour rien au monde.
Pour le moment, on est réduit à l'imagination. Versailles est vraiment paisible. Pas de bruit. Presque. Silence. Semblant de.
L'écho, atténué, d'un avion. Brouhaha indistinct de conversations. Anglais, espagnols, japonais. Allemands. Et français. Babel de toutes langues. Babel n'est pas une tour, c'est un château panoramique.
Babel n'utilise pas la brique, elle déploie la théorie de fenêtres de pierre.
Cette Babel-là nomme Versailles.
Aucun dieu jaloux n'a encore choisi de la disperser -bien qu'une Révolution ait bien failli en entraîner la ruine.

Près de la fontaine, on m'interpelle avec cette phrase magique :
-Vous êtes du château ?
A cause du costume, du badge, on vous suppose aussitôt partie prenante de Versailles. D'où l'orgueilleuse joie de pouvoir répondre : oui.
La question s'en ensuivant n'ayant aucune sorte d'intérêt, je ne la rapporte pas. (En fait : le nombre de marches de l'Orangerie, pour faire un croche-pied.)
Néanmoins, le visiteur repart satisfait de ma réponse, avec de chaleureux remerciements.

Le jour a été assez chargé.
J'en ai perdu de vue les Chevaliers.
Se seraient-ils perdus dans la Galerie des Batailles ? Le parquet les aurait-il engloutis ? Ou les soldats accrochés au mur les auraient-ils subrepticement dévorés ?
Mystère.
J'ai beau en parler à plusieurs de mes collègues, force est de se rendre à l'évidence qu'ils n'en savent pas plus. Supposons toutefois la cérémonie bien déroulée, que tout est fini, puisque plus aucune voiture ne dépare la cour.
Les croisés sont donc partis. (Rapide, la croisade.) A moins qu'il ne s'agisse d'un gigantesque tour de passe-passe.
Sans doute a-t-on fermé les portes de la Galerie afin que personne n'entende les cris des victimes.
Puis, quand on a été sûr qu'aucun rescapé n'ait échappé à l'inavouable massacre, on a prévenu un personnel très discret d'enlever les autos de la cour, de les cacher dans un endroit très secret du parc, avant de procéder à leur revente par les circuits clandestins des pays de l'Est.(Pour les corps, j'imagine que c'est la cave, ça doit être pour ça qu'on ne m'autorise pas à aller dans toutes les caves.)
Tout cela pour que Versailles trouve les finances nécessaires à sa survie.
Il faut bien redorer les meubles. Aucun sacrifice ne serait trop grand.
Peut-être même les Chevaliers étaient consentants, peut-être même en avaient-ils assez de leur vie ; cette sorte de suicide par procuration (mais avec panache) leur aura convenu.
J'aime bien penser les choses ainsi.
Les Chevaliers ont érigé Versailles comme leur mausolée légitime.
Sublime cénotaphe.
Personne n'avouera. Cela touche l'Etat de trop près. Bien entendu les simples gardiens, à plus forte raison un nouveau, ne sont pas admis dans l'incroyable machination. Qu'importe. Même Interpol ne saura rien. Je ne parlerai pas, jusque sous la torture. (Oh défunts KGB ou CIA!)
Je suis trop dévoué à Versailles.

Curieux.
Un moment, on me demande d'accompagner un chevalier vers la Salle des Croisades, où il a oublié sa cape, dit-il. Classique. Ce qui détonne un peu, c'est la goutte de sang -infime mais visible- à ses lèvres.
S'est-il ravisé à la dernière minute ; il n'aura pas voulu mourir ? A-t-il lutté afin d'échapper aux terribles soudards ? Ou plus simplement s'est-il mordu la lèvre lors d'un discours qui lui aura déplu.
L'hypothèse du combat paraît peu vraisemblable. Son uniforme en porterait des traces. Etonnant. Je cherche, mais je ne trouve pas la moindre explication satisfaisante.
.
Eurêka ! Il avait un costume de rechange.
Cela oblige à repenser la signification de l'holocauste des Chevaliers (puisqu'il est désormais établi qu'il était consenti).
Ca doit ressembler à une espèce de roulette russe.
Chaque année, nos décorés de la Croix viennent à Versailles sachant qu'ils devront affronter la soldatesque de la Galerie des Batailles, seule mort leur paraissant honorable.
Ils doivent parier entre eux pour déterminer lesquels survivront.
Après ceux qui restent se réunissent probablement autour d'un verre, évoquant le souvenir des héroïques disparus, un brin de nostalgie dans la voix, peut-être même une once d'envie pour ceux qui sont partis. Eux sont réduits à continuer cette triste vie.
Ce rendez-vous annuel, à Versailles, voici peut-être tout ce qu'il leur reste d'important.
Qui sait ?
Quoi qu'il en soit, le mien a du batailler vaillamment. Pour être aussi ébouriffé, et la lèvre assez sanglante, allure étrange malgré le costume solennel.

Que d'émotions.
Ce que je fais chaque année à cette même date cruciale, je l'ai oublié : souhaiter l'anniversaire d'une amie qui m'est très proche. Cela faisait six ans que je m'acquittait infailliblement de ma tâche. Chaque année, elle se trouvait si contente, me voyant songer au 23 juin comme son jour.
Là, j'ai oublié. (Mea maxima maxima culpa.)
Je ne sais plus où me mettre. Versailles me bouleverse à ce point ? C'en devient critique. Misère ! M'en voudra-t-elle ; je ne l'espère pas*. Ce serait épouvantable. Le pardon arrive-t-il en carrosse à Versailles ? Le doute me taraude. Impossible de la joindre.
Ah, Versailles, Versailles, ne provoque pas ma perte.

Fabien BELLAT
Versailles, 23 juin 2001



*Nota : je confirme son magnanime et royal pardon.

Fabien a eu des accents à la Molière, mais le paquebot n'a pas coulé. Il n'est pas encore perdu, la preuve il a récidivé à New York, et le terrain de jeu était un peu plus vaste et bordélique cette fois-ci. Mais il n'en démord pas, il a encore de la sympathie pour les colonnes de Versailles. D'ailleurs, il reste dans le livre six autres journées, aussi picaresque que celle-ci, vous pouvez m'en croire, moi le préfacier qui s'est arraché les cheveux.
Clément
 

 

 

 

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Le Roi et le Beaujolais

 

[Note de l'Archiviste : le texte est en cours de typographie ; il sera bientôt mis en ligne]

 

 

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VIEUX DICTONS POUR UN NOUVEAU MILLENAIRE

 

         Proverbial… Le proverbe n’a pas d’âge. L’inventer s’avère problématique. Il faut alors s’élever hors du temps, s’élever au-delà de son immémorial, pour inventer un nouveau calendrier empreint de sagesse populaire.

Qui vole un œuf vole un bœuf. Qui fait le beau temps pourrait faire la pluie… Comment retrouver l'attitude dictonesque ? En le singeant ? En s'en dégageant ? Ou tout simplement en le recomposant dans un esprit similaire mais neuf ?

 

En Janvier, donne-toi des défis sans dévier.
*
Février : il est temps de se rendre sur le glacier.
*
En Mars l’hiver part sans laisser de trace.
*
Avril ; touche ton objectif en plein dans le mille.
*
En Mai, fais ce qu’il te plaît.
*
En Juin, ne fais pas trop le malin.
*
En Juillet, sois guilleret.
*
Août : baigne-toi coûte que coûte.
*
Septembre, temps des sentiments tendres.

*
Octobre, époque d’opprobre.
*
Novembre : les morts reviennent se faire entendre.
*
Cendres de l’année sorties en Décembre.

 

Fabien Bellat, Clément Lemoine
Villers-sur-Mer, 27 avril 2002

 

 

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